Regarde les lumières mon amour / Tous les matins du monde

Par Ellettres @Ellettres

Je suis à trente pages de finir le premier tome du Seigneur des anneaux (lecture qui me suit depuis la mi-décembre, c’est vous dire le rythme pachydermique de mes lectures en ce moment, par conséquent ma relative absence des réseaux).

Quand j’en ai un peu assez de suivre Frodon et ses compères dans leur interminable voyage, je tranche dans le lard avec des lectures très courtes, efficaces et différentes. C’est le cas avec ces deux-là, dont les titres mis côte à côte donnent un vers un peu décalé, façon cadavre exquis, qui m’a fait sourire.

Dans Regarde les lumières, Annie Ernaux nous livre le journal de ses sorties au supermarché pendant un an. Fallait y penser. Car non seulement Annie va faire ses courses au supermarché depuis les années 60, mais en plus il s’agit d’un des plus grands hypermarchés de France ! L’Auchan des Trois-Fontaines de Cergy, dans lequel j’imagine sa silhouette frêle bataillant avec un caddie récalcitrant. Fans d’Ernaux, vous savez où la trouver maintenant pour lui faire signer un autographe entre deux boîtes de conserve, c’est le premier tourniquet à droite !

Angle aveugle de la littérature, l’hypermarché mériterait de retenir l’attention des écrivains d’après Ernaux. C’est un grand mélangeur de classes sociales, le lieu où tant de gens se croisent chaque jour pour accomplir une fonction essentielle (tirladadada) et toujours recommencée. D’où le bon petit coup de réel qu’offre la fréquentation du super- ou de l’hypermarché, une démarche qu’elle juge tout aussi essentielle pour des écrivains souvent tentés par la tour d’ivoire. Elle avoue volontiers que les courses sont une pause bienvenue lors de l’écriture de ses romans. Alors autant joindre l’utile à l’agréable, et écrire sur ses virées dans ce « temple de la consommation » (elle n’en est pas à son coup d’essai apparemment).

Les aperçus qu’elle nous offre sont plus sociologiques que proprement littéraires. Oui le rayon discount comprend plus de panneaux restrictifs, du genre « nous vous rappelons que des contrôles du poids sont effectués de manière aléatoire », que le rayon épicerie fine. Oui les couples âgés à cabas ont tendance à privilégier les horaires matinaux, tandis qu’on aura plus de chance de croiser un écolier à 16h, et des femmes voilées le soir après 20h pour éviter les regards inquisiteurs. Mais là où je reste un peu sceptique sur l’intérêt de l’hypermarché pour la littérature, c’est que non seulement il produit de la soumission et de l’anonymat (comme Ernaux le montre très justement) mais aussi un engourdissement des facultés critiques et un sentiment de contentement hyper individualisé qui oblitère les neurones des clients. Si littérature il y a, elle ne se trouve pas en rayon (même s’il y a un rayon livres où les meilleures ventes sont numérotées de 1 à 10 en très gros), mais sûrement à l’envers du décor, du côté des employés et de leurs patrons. Ceci dit, il peut se passer des choses cocasses au supermarché maintenant que j’y pense, il y a la première scène de Heureux les heureux de Yasmina Reza par exemple.

«  Ses espaces éclairés au néon sont si impersonnels et si éternels qu’il en émane du bien-être autant que de l’aliénation. »  (Rachel Cusk, citée par Annie Ernaux)

Même si j’ai trouvé le tout assez léger (bouclé en une heure), j’ai eu l’occasion de recenser les différents supermarchés que j’ai fréquentés dans ma vie – et le chapelet de souvenirs qui vont avec. Comme quoi, ces mastodontes (ou bébés mammouths) font bel et bien partie de ma vie, même si mon snobisme en est chatouillé. Le Comod – ça n’existe plus cette enseigne – du bled de Normandie qui m’a vu passer toutes mes vacances d’été de 0 à 20 ans, où notre grand-mère nous achetait subrepticement des babioles en plastique quand on l’accompagnait pour les courses (et dont l’intérêt décroissait au fur et à mesure qu’on s’éloignait du périmètre du magasin). Le Leclerc breton où je ne peux m’empêcher de lorgner sur les cirés de pluie rouges, ni de prendre un paquet de crêpes artisanales dont une bonne partie aura disparu avant le passage en caisse. Les Superama et Aurrera de ma jeunesse mexicaine, que j’ai assez peu fréquentés à part pour les ravitaillements de sorties scoutes. L’indétronâble duo Monoprix/Franprix, symboles des débuts de ma vie adulte en milieu urbain, où j’ai appris à prendre en charge les courses alimentaires sans casser tout mon Livret A (heureusement qu’il y avait Liddl pour les fins de mois difficiles). Et aujourd’hui : la Coop et la Migros, les petits Suisses, qui font un peu pâle figure par rapport à leurs homologues français question diversité et achalandage des rayons (mais il y a du fromage à fondue au rayon frais 🙂 ).

Si mon inventaire de magasins ne vous produit qu’ennui et mauvais souvenirs, alors la lecture de Regarde les lumières n’est sûrement pas faite pour vous. Si ça vous pose question, allez lire le billet du petit Carré jaune.

« Que chez-vous, Monsieur, dans la musique ? – Je cherche les regrets et les pleurs. »

Partons maintenant sur du très différent. Quand la vie d’un être se concentre dans la musique (en l’espèce la musique baroque jouée sur la viole de gambe) il ne reste pas grand chose à donner pour les autres. C’est le cas de Monsieur de Sainte Colombe, taciturne veuf du XVIIe siècle, pour qui la musique est plus que de la musique, elle est tout simplement la vie, la mort, toussa. Il tire des sons divins de son instrument mais bien peu en profitent ; et surtout pas le roi, tout soleil qu’il soit. Ses deux filles se plient à cette vie austère, l’une s’amourachant du jeune élève de son père, puis dépérissant. Le spectre de sa défunte épouse vient parfois visiter Monsieur de Sainte Colombe dans la cabane du mûrier, au fond de son jardin, où il passe des heures à tirer des sons de sa viole.

Il est difficile de parler de l’écriture de Pascal Quignard, qui s’éprouve plus qu’elle ne se pense. Exactement comme la musique elle comporte une part d’insaisissable, et une texture qui fait penser à la peinture. Une écriture proprement synesthésique. D’autant que l’image d’une nature morte revient régulièrement, comme la variation autour d’un thème, celle de Lubin Baugin présentée de façon légèrement anachronique comme une commande du maître de viole à l’artiste, avec son verre de vin posé près d’un plat de gaufrettes, à côté desquels on imagine volontiers une platée d’ablettes aux écailles luisantes, pêchées dans la Bièvre qui coule en contrebas de la maison.

Une lecture comme une plongée dans un monde disparu, de sons, de passion bouillonnante et d’austère poésie. Dans mon souvenir, le film qui en avait été tiré transmettait assez fidèlement cette impression de clair-obscur un peu rugueux. Tous les matins du monde est, en creux, l’exact inverse de Regarde les lumières mon amour.

« Regarde les lumières mon amour » d’Annie Ernaux, Seuil, Coll. Raconter la vie, 2014, 72 p.

«  Tous les matins du monde » de Pascal Quignard, Folio Gallimard, 1991, 117 p.

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