Les émotions esthétiques nous marquent par le force, mais aussi par le fait qu'elles touchent à toutes les émotions, non seulement la beauté de la joie, du plaisir, de l'amour ; mais aussi le dégoût, l'horreur, la peur, le sacrifice, la pitié... Comment expliquer notre attirance pour des émotions a priori associées à de la souffrance ? Par exemple, comment peut-on prendre du plaisir à se faire peur ?
Abhinava Goupta, le plus important des maîtres tantriques, a consacré de longues réflexions pour déterminer la véritable natures de l'émotion esthétique (rasa). Il explique que l'âme est d'ordinaire recouverte par les émotions comme un fil de soie blanche étincelante que l'on aperçoit entre les pierres qu'il porte. Ces pierres sont les formes prises par ce fil lui-même. Car, dit Abhinava, la conscience qui est ce fil de lumière, brille même à travers ces pierres, car "la conscience brille une fois pour toutes" (sakrid vibhâto'yam âtmâ). La conscience est la clarté même des ténèbres, ce que fait que... l'on prend conscience de ces ténèbres : "Ah, il n'y a rien !" Il est la présence de l'absence, ou la présence qui éclaire jusqu'à l'absence des choses, et qui nous permet de faire l'expérience de la présence et de l'absence des choses, du changement... de tout. La conscience est libre de toute transformation ; mais elle aussi libre de se transformer en tout. Sans changer. Cette liberté dans l'action, ce pouvoir de se changer sans changer, est la plus haute extase, l'essence de toute joie, de tout plaisir.
Or, c'est cela que l'on ressent dans l'émotion esthétique : se sentir être la source de tout, qui devient tout, sans jamais se limiter à rien. C'est ce paradoxe qui engendre ce vertige spécial. Et cela est vrai pour toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, y-compris les nuances les plus sombres. Comme dit Outpala Déva, la lumière brille encore plus fort dans l'obscurité.
Voilà pourquoi il est possible de se délecter même dans la peur, d'éprouver la joie qui est l'essence de tout, même dans la contraction de la peur.