Louis II en 1865, un portrait de Josef Rigal
En 1897, Théodore Lindenlaub, un professeur et journaliste spécialiste de l'Allemagne, donnait un beau portrait littéraire du roi Louis II de Bavière dans un article du journal Le Temps, que nous reproduisons ici.NOTES ET LECTURES (ÉTRANGER)
in Le Temps du 17 juillet 1897
Louis II de Bavière
Au moment où Guillaume II vient d'élever un monument au premier souverain, du nouvel empire germanique, plusieurs écrivains évoquent la figure du plus légendaire des souverains allemands de l'époque contemporaine. On ne saurait imaginer contraste plus absolu que celui de Guillaume Ier et de Louis II de Bavière, du Hohenzollern empereur malgré lui et du Wittelsbach qui, malgré lui, offrit à son émule cette couronne impériale dont il avait pu lui-même rêver ; le vieux roi de Prusse, premier serviteur de l'Etat, premier soldat de son armée, premier gentilhomme de sa noblesse, premier pasteur de son église nationale, esprit sans rêveries, caractère sans ambition, soumis à un impératif catégorique ; le jeune roi de Bavière, hostile aux réalités, amoureux de songes, aspirant à l'impossible, fier de s'élever au surhumain, rêvant peut-être de créer en lui une nouvelle âme et de la proposer à l'admiration et à l'imitation des hommes. La beauté et le tragique de cet effort ont gagné à Louis Il une sorte de culte dans lequel se confondent étrangement les simples et les chimériques, les plus humbles de ses sujets et les plus raffinés des chercheurs d'irréel. Devant cette figure et cette destinée, un paysan de Bavière et un Verlaine, un Villiers de l'Isle-Adam expriment, chacun en son langage, l'hommage qu'excite la beauté exilée, méconnue, sacrifiée. Après le peuple, artisan de légende, et les poètes qui ont célébré l'un d'entre eux, égaré dans ce monde « où l'action n'est pas la soeur du rêve », voici que les esprits explicatifs essayent de définir cette âme mystérieuse qui ne cessa de se chercher d'erreur en erreur. Un des écrivains les plus connus de la jeune Allemagne, M. M. G. Conrad (1), a tenté d'expliquer les étapes de ce pèlerinage décevant qui devait aboutir à la folie et au suicide. Il a parlé de son sujet en forme sibylline, et la figure dont il a voulu dessiner tous les traits reste dans le clair obscur. Mais qu'il faut lui savoir gré d'avoir vu dans la vie psychique de Louis II autre chose que les impulsions inconscientes d'une folie native, que les fatalités d'un germe morbide ! Oui, il semble bien que le sort de Louis II soit autre chose qu'un cas d'hérédité pathologique, qu'il soit un drame plus humain et plus pitoyable, celui-là même que dans Hamlet le génie de Shakespeare a par avance deviné. Louis de Bavière monte sur le trône à dix-neuf ans. La veille il n'était rien, il vivait inconnu sous la férule de durs précepteurs. Le voilà le maître d'un peuple de piété monarchique. Sa jeunesse, sa beauté de prince des contes de fées font la conquête de tous et commencent à vingt ans sa légende. Il aime, il est aimé. Il va épouser la duchesse Sophie de Bavière sa cousine. Premier mystère de son âme et de sa vie à la veille des noces Hamlet renvoie son anneau à Ophélie, — qui mourut, non, pas au couvent ni dans un courant d'eau, mais cette année seulement au milieu des flammes. — II a rompu ainsi tout d'un coup et pour toujours, non avec une femme, mais avec la Femme. Il a perdu la foi en « l'éternel féminin qui nous élève » ou nous relève. Il ne tentera jamais de retrouver cette foi. C'est la moitié de la vie à laquelle il renonce pour une désillusion. Cette rupture est le premier pas dans la voie d'erreur où, de sacrifice en sacrifice, de retranchement en retranchement, il aboutira fatalement à l'isolement, à l'impuissance, à la désolation. Le coup fut si rude que le jeune roi eut un premier accès de violente misanthropie et essaya de s'échapper hors de la vie réelle. C'est alors que les Munichois apprirent que la salle des fêtes du palais, désormais fermée, était devenue un grand jardin secret, une fantastique retraite où Louis Il promenait seul ses songes. Sur des eaux silencieuses il regardait glisser des cygnes, il se berçait dans des gondoles, s'étendait sous des arbres exotiques ou dans l'ombre d'une tente de brocart. Rarement, il permettait à quelque fidèle, que sa défiance des hommes avait épargné, de pénétrer avec lui dans ce paradis artificiel. Horatio en ressortait attristé de voir un si noble esprit se renverser ainsi et se perdre. Les courtisans, tenus à l'écart, murmuraient. Le bourgeois et, le peuple, qui ne savaient d'autre joie que les belles processions et les grasses ripailles, secouaient la tête et ne voulaient pas croire à l'ingénuité de tant de fantaisie. Le réveil de ce vain essai d'oubli fut non moins surprenant. Louis renouvelle le vouloir d'un de ces rois de l'antiquité qui appelaient à eux les philosophes pour donner des lois à leur cité et à leur Etat. Il voulut réaliser la réforme et l'harmonie de la chose publique par l'art et la beauté. En ce temps justement se répandait en Allemagne, par une sorte de culte enthousiaste et à demi caché, le verbe et la loi du plus puissant, du plus prenant, du plus complet des artistes de ce siècle. Louis II fut conquis par ce qu'il apprit, par ce qu'il devina de Wagner et du ̃wagnérisme. Et Wagner le pèlerin inquiet crut avoir trouvé cette fois le lieu de son repos et le fondement de son temple. Il entra chez Louis II comme Solon à la cour de Crésus, avec le bâton et la lyre. Le jeune souverain l'accueillit en sauveur et tous deux rêvèrent de régir un coin du monde et une communauté d'élite comme Athènes sous Solon ou Crotone sous Pythagore. Cette admirable illusion pouvait durer un temps avec un dominateur tel que Wagner et un surhumain tel que Louis II. Elle eut pourtant un prompt réveil. En voulant réformer les écoles et les lois en idéalistes qu'ils étaient, les deux souverains avaient touché aux scribes et aux légistes patentés. Ceux-ci semèrent parmi leurs pareils le mécontentement et le doute dans la foule. Où s'arrêterait la témérité de l'artiste révolutionnaire et la complaisance aveugle du roi ? Les murmures montaient jusqu'à Louis II. Sa cour, si peu qu'il y fit attention, sa famille même déguisaient à peine leur blâme. Il rassembla le conseil de la couronne et demanda ce qu'on chuchotait, On lui persuada que la révolution d'en bas menaçait de devancer la révolution d'en haut et que le peuple exigeait le sacrifice de Wagner. L'artiste reprit son hautain exil et le roi resta de nouveau seul et cette fois pour toujours. Cette fois, la malédiction de la solitude s'appesantit sur lui. Autour de lui, personne qui pût servir d'aliment à sa chaleur d'âme des hommes de cour figés dans l'étiquette et le respect formaliste, une famille respectueuse et désaffectionnée, un frère que guette la folie, des conseillers confits dans les traditions et les froides raisons d'Etat, amenés au ministère par le jeu parlementaire et les essais d'une opposition bourgeoise, et déjà des figures suspectes s'insinuant aux affaires et dans l'entourage même du roi, émissaires d'un grand politique réaliste qui surveillait dès longtemps ce sceptre en défaillance. De plus en plus Louis II se sent exilé et désarmé au milieu même de son peuple et de sa puissance. Il ne lutte qu'en s'évadant toujours plus loin, qu'en trompant ministres et chambellans, comme s'ils étaient déjà ses geôliers. Il se fait invisible comme un roi d'Orient, ruminant comme tel de ces grands désabusés, dans une solitude muette, la vanité de tout effort et presque de tout désir. Il se retranche dans des coins de montagnes inaccessibles. Il fatigue courriers et ministres mêmes à sa recherche. Il essaye de se fatiguer lui-même en des courses fantastiques au clair de lune, comme dans les ballades. Il hait le jour ; il s'en cache et ne vit que la nuit. Un seul monde l'attire encore, le monde enchanté du théâtre, celui de Schiller, de Mozart, de Wagner, de Victor Hugo, où les êtres sont des héros et vivent entre ciel et terre, dans la musique et la lumière surnaturelle. Louis II ne veut plus voir les hommes que dans cet univers factice, que les génies évoquent pour lui seul, caché au fond d'un théâtre plongé dans les ténèbres. Un soir, ravi au septième ciel par une Elsa, il veut prolonger le ravissement et envoie l'ordre à l'artiste de venir au château sur l'heure, dans sa blanche tunique. C'est par une nuit d'hiver glacée et brillante d'étoiles. L'artiste est introduite ; les portes se ferment. Louis II, toujours absorbé dans son rêve,la mène à la terrasse qui donne sur un parc ; il l'accoude au balcon, la fait chanter, s'oublie à l'écouter et à la contempler. Il se réveille enfin et la congédie, transie, à demi morte de froid... Deux fois encore le destin fit à Louis II un signe qu'il ne comprit pas : en 1866 et en 1870. Au milieu de ces deux crises européennes il pouvait se sauver, se jeter dans l'action, partager les revers ou la gloire de ses soldats et de sa nation, c'était faire un nouveau pacte avec la vie. Il n'en eut ni la foi ni la force. Sans lui ses troupes furent battues et sans lui elles furent victorieuses. Il avait désiré sans doute être un personnage historique, et il devait voir le courant de l'histoire passer loin de lui. On ne reconnaît à sa maison et à lui-même que le dérisoire privilège d'être le premier à offrir au Hohenzollern qui se fait couronner à Versailles cette couronne impériale que des Wittelsbach avaient portée. Dès lors, il n'y a plus pour Louis II de vrais vivants que les morts. Cet empereur, dont l'avènement est insolent à ses yeux, il ne le verra jamais. Il ne reconnaît qu'un pair, c'est le Louis qui a donné son nom au dix-septième siècle ; il n'a plus qu'une ambition, s'égaler à cet idéal du Monarque. Comme Louis XIV, il veut un Versailles. Et, à force d'or et de volonté, Versailles s'élève en effet sur une île, au milieu d'un lac solitaire des Alpes bavaroises ; un Versailles dont Louis II inventa lui-même la décoration, où il dépensa, avec son trésor royal, toutes les imaginations d'un cerveau hanté par le vouloir de dépasser le Roi-Soleil, en lui rendant hommage. « Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales », brocarts brodés et rebrodés et ors rayonnants. Mais le sort veut que ce Versailles de Louis II reste, lui aussi, inachevé. La tragédie se hâte soudain vers son dénouement. De plus en plus, l'Hamlet couronné s'est enfoncé dans sa misanthropie. Comme l'infortuné prince de Danemark, le roi de Bavière, par dégoût de ce qui l'entoure, a de subites tendresses pour les petites gens, pour des paysans voisins de ses châteaux, pour des soldats de sa garde, pour un comédien passant. Un jour arrive à Munich, précédé d'une réputation naissante, un jeune homme d'une figure intéressante, un de ces êtres que la nature prédispose à incarner les héros poétiques. C'était Kainz à ses débuts, aujourd'hui célèbre. Louis II le fait jouer pour lui tout seul, le contemple du fond de son théâtre royal tenu dans l'obscurité profonde. Kainz interprète un des personnages favoris du roi, le Didier de Marion Delorme. Le pauvre solitaire, réchauffé une heure à la flamme des vers de Hugo, s'imagine avoir trouvé dans l'acteur l'ami dont il était en deuil depuis Wagner. Il envoie à Kainz un anneau de saphir, entre en correspondance avec lui, appelle bientôt à lui son cher Didier dans une de ses retraites romantiques, à Linderhof. Il le reçoit dans la grotte d'azur, où il aime à faire retraite, lui fait réciter des vers et ne se lasse pas d'entendre cette voix harmonieuse, le retient, l'emmène en voyage. Il met en action la ballade du poète :
Si tu veux, faisons un rêve:Montons sur deux palefrois,Tu m'emmènes, je t'enlève!
Et, au bout de quelques jours, ce rêve artificiel d'amitié et d'art se dissipe en Suisse. Kainz, enhardi par la familiarité de Louis II, qui a voulu voyager seul avec lui et le traite de « frère », refuse de se prêter à une des fantaisies habituelles de l'artiste couronné. Ils étaient arrivés un soir au Rütli. La nuit tombée, Louis demande à Kainz de déclamer, dans ce paysage historique, la célèbre scène de la conjuration. Kainz s'y refuse. Louis II, à qui personne n'a encore dit non, se réveille roi et quitte sur-le-champ son frère. Il devait bientôt entendre d'autres refus et connaître d'autres résistances. À quel moment Louis de Bavière fit-il ce dernier pas qui sépare l'originalité géniale de la folie ? Les aliénistes en discutent. Qu'importent le moment et l'occasion ! Combien plus intéressantes sont les raisons de cette démence, et le drame de cette âme retranchée peu à peu de l'humanité jusqu'au jour où elle s'abat sur elle-même et ne rend plus que les sons bizarres et lugubres d'un instrument désaccordé. Les docteurs de la médecine et de la politique délibéraient déjà sur ce qu'il y avait à faire de ce redoutable malade, quand celui-ci sortait encore de ses réclusions inaccessibles pour mener à bien le dernier projet qui le possédât encore l'achèvement de son Versailles au milieu des eaux. Oh les tristes scènes de comédie, que celles de ce souverain impuissant, qui se débat entre des ministres d'Etat, des entrepreneurs impayés et des huissiers ! Oui, les protêts même commençaient à pleuvoir au palais royal. Et Louis II était toujours hypnotisé par son idée fixe. N'est-ce pas à la fois du Balzac et du Shakespeare cette conversation du roi et de son premier ministre. « Faites un emprunt. — Sire, les préteurs exigeront des garanties, une hypothèque. — Hypothéquez une province, tout le royaume. » Et le ministre de sortir effrayé, abasourdi, comme Polonius, sous les pointes d'Hamlet. Un autre jour, Polonius reçoit un billet ainsi conçu : « Mon cher conseiller, cherchez-moi en Orient une île où je puisse terminer mes jours en souverain allemand qui tient à un honnête entourage. Saluez de ma part madame la conseillère, qui sans doute ne sera pas du voyage. » Le dénouement de la tragédie royale est dans toutes les mémoires. Mais que de détails, encore mystérieux ! Par exemple, que voulait dire au juste le premier ministre de Lutz en présentant à la Diète de Bavière le journal intime de Louis II, scellé pour les archives royales, en déclarant qne les confessions du solitaire couronné devaient être ensevelies dans le silence par respect pour la majesté royale? Voici encore, autour de la péripétie tragique, un autre coin de mystère. La veille du jour où le médecin aliéniste de Gudden dut partir pour prendre possession de Louis II, condamné par son conseil d'Etat, il parut à ses amis triste, absorbé. Il était sous l'impression d'un rêve pénible: « Cette nuit, leur dit-il, j'étais tombé à l'eau et je luttais contre quelqu'un. » Il finit par secouer ce fantôme et partit trouver son royal malade. Le fait a été rappelé depuis par le baron Karl du Prel, le plus réputé des Allemands qui se livrent à l'étude de l'inexplicable.
Th. Lindenlaub.
(1) Contemporain du roi Louis II de Bavière, Michael Georg Conrad (1846-1927) fut un écrivain naturaliste bavarois. Quelques années après la mort du roi, il publia son roman ludwiguien sous le titre de Majestät, ein Königsroman (Berlin, 1902). Ce roman parut d'abord en feuilleton dans la revue naturaliste Die Gesellschaft, qu'il fonda à Munich en 1885. Le roman peut se lire en ligne en version originale sur le site du Projekt Gutenberg, qui a sur le même thème également mis en ligne son texte Die bayrische Königstragödie im Bürgerhause, publié après la mort du roi en 1886.
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