(Note de lecture), Eric Sautou, Beaupré, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


« Maman », ne dit-il jamais

Il n’y a presque rien à dire, il faudrait juste recopier des pans entiers, les pans du tombeau fragile d’herbes et de papier que monte tant bien que mal Eric Sautou, autant que peut-être il le défait, à sa mère disparue.
Beaupré (Flammarion), qui suit Une infinie précaution (Flammarion) est un livre-lieu, un livre indissociable du lieu. Il y a là un lac, une maison, une véranda (celle du livre d’Eric Sautou paru sous ce titre chez Unes), un jardin, tout est vide, vidé comme de l’intérieur plus exactement. La mère de son absence a tout vidé, pourtant c’est bien là que le fils lui parle, essaie de l’entendre encore, essaie de se souvenir encore.
 
« Mourir ne se dit pas n’y pense pas tu ne meurs pas » : comme on dirait : si tu n’y penses pas, tu ne mourras pas. Tu ne serais pas morte, dit l’enfant dans son conditionnel de jeu.
Si je n’y pense pas, tu ne seras pas morte, mais cela ne marche pas dans ce sens parce que nous sommes de vieux enfants un peu moins innocents.
Le tremblement d’être est tel que l’on entend aussi bien la mère qui parle à son fils que l’inverse, chacun dit sa solitude, elle attendant son fils, lui sa mère une fois morte. On ne distingue pas toujours les voix qui se troublent l’une l’autre, troublent le souvenir et la lecture. Celui qui reste existe à peine et avec peine.
« C’est toute/ma vie qui n’est plus rien je n’ai plus rien je ne suis pas/un autre sans toi (n’ai pas fait autre chose)/l’un avec l’autre et s’en allant/parmi les fleurs (les fleurs) ». Cette maison, cette véranda, ce jardin « (Jardin ancien j’y mets le feu) », le lac, la balançoire (« vide »), les feuilles et ces fleurs, la rose rilkéenne tenue à bout de pudeur, comme dénuée de toute poésie et pourtant l’étant plus que jamais, tout est dit avec tant de délicatesse, de retrait presque, à mi-voix :
« Automne/automne /n’est plus rien/les mots que tu me dis/se perdent eux aussi/automne n’est plus rien/entends les fleurs automne/du cher amour plus rien ».
Le temps égrené ne s’égrène plus. En fermant les yeux vient le soulagement du souvenir, mais en les rouvrant plus rien… : « quelque chose de ton souvenir n’est déjà plus le même ».
Je me souviens alors du Journal de deuil de Roland Barthes, la première fois où il revient à l’appartement où il vivait avec sa mère « il n’y a aucun lieu de rechange ».
Beaupré comme lieu ne sera plus jamais non plus comme la rue Servandoni, il est muet.
Moins discontinu que le deuil vécu par Barthes, qui passe de pleurs à l’envie forte de vivre, celui qui est évoqué dans Beaupré est de l’ordre du fantomatique, une basse continue. Et les choses se défont.
« Je suis là, mot que nous nous sommes dits toute la vie » écrit Barthes, « toutes ces années toi et moi c’était pour la vie » et « tu étais là c’est pour la vie », écrit Eric Sautou, ce sont des mots si simples, un refrain de chanson pourrait-on dire, les chansons qu’on a dans la tête toute la vie, ces éclats de vérité… Ce sont les mots de l’enfant qui subit le choc intense de la mort, tel celui des plaques sismiques sous nos pieds. Tu ne pourrais pas mourir, tu n’es pas morte, si, tu l’es. Eric Sautou ne prononce jamais le verbe pleurer ni celui de larmes.
Maintenant ça va être : tu ne seras plus là pour toute la vie.
Pourtant « D’avoir été nous sommes » (La véranda), quelque chose qui a été si fort frémit encore dans l’air.
« Quel est ce lieu de chagrin tous les matins mon nom de mère, » qui parle ici ?... c’est la mère sans le fils, est-ce le fils dans le nom de sa mère, l’eau se trouble encore.
Peut-être aussi désir secret de prendre la place du mort, pour qu’il ne souffre plus (on pense ici à Mallarmé cherchant à éviter le savoir que pourrait avoir eu son fils Anatole de sa propre mort à 8 ans). L’enfant ne peut pas être vieux mais le père ou la mort peut dire :
« Mon vieil enfant ce que tu me demandes » … et lui l’ancien enfant maintenant vieillit aussi « et je vieillis regarde », puisque vieillir s’entend peu mais se voit implacablement.
Beaupré paru chez Flammarion est annoncé comme le dernier livre du cycle consacré à la mort de la mère. C’est un livre bouleversant de simplicité, qui me rappelle La première année (Inculte) de Jean-Michel Espitallier, écrit à la mort de sa femme Marina : « Personne n’est donc jamais revenu ? Même cinq minutes ? Même quelques secondes ? Le temps d’une étreinte ? Un dernier mot ? Juste un baiser ? Ceci est une requête). »
Les deux livres sont extrêmement différents mais chacun aborde cet insupportable Nevermore en écrivant sur une crête si mince.
L’autre soir je regardais un épisode d’une série où une adolescente part dans le désert avec, sur elle, une photo de sa mère (disparue depuis peu) et elle petite dans le désert. Elle ne trouve pas, y passe des heures. A la nuit tombée la lune éclaire un creux entre deux massifs de ce désert. C’est peut-être là. Elle dit alors « Maman ».
Comme la petite fille de Cria Cuervos, le film de Carlos Saura, dont la bouche chuchote presque sans voix « maman maman maman » dans l’obscurité.
Eric Sautou ne le prononce jamais mais on l’entend tout le temps…
Comme nous le disons sans doute tous, enfants ou vieux (peut-être pas entre ces deux périodes), dans les moments de détresse, de solitude. Mais nous oublions que les vivants avant d’être morts eux aussi prononcent peut-être le nom de leur enfant, pour qu’il vienne les voir, pour qu’il les appelle, pour qu’ils s’en souviennent. Retour de l’appel et du silence auquel nous n’avons pas fait assez attention.
Beaupré est empreint du silence infini qu’ouvrent en nous la question de la mort mais aussi la question de l’amour, avec une infinie précaution.

Isabelle Baladine Howald

Eric Sautou, Beaupré, Flammarion,  2021, 120 p., 16€.
Poezibao publie aujourd'hui deux notes de lecture de ce livre, celle d'Isabelle Baladine Howald, ci-dessus et celle d'Ariane Dreyfus. Sont également donnés de larges extraits du livre choisis par l'une et l'autre.