Quoique l'on fasse dans la vie, le désir est toujours omniprésent. Alex vit comme un moine, ne veut pas s'encombrer de sentiments. D'autant plus que cela pourrait mettre une personne innocente en danger. Le sexe est une question d'hygiène, et c'est dans les temps morts qu'elle se rend dans un bar. Lève une proie facile. Décharge le stress accumulé lors de ses missions. C'est souvent violent, cru et surtout sans passion. Cette porte là est résolument fermée. Toujours dans un hôtel, jamais chez elle. L'anonymat est son credo. Jusqu'à présent, ce plan fonctionnait très bien. Elle est belle quand elle veut s'en donner la peine, séduire quelqu'un est facile. Elle se permet un bel homme bien fait de sa personne, de temps en temps. Bloque tout sentiment incongru. C'est son moment de détente, un jeu de séduction qu'elle adore. C'est naturel, elle sait faire parler ses yeux et son corps quand et au moment où elle le désire.
La nuit a embrassé Venise, tout est encore plus silencieux et mystérieux, ses talons claque sur le marbre de San Marco, elle choisi le Harry's Bar. Le contraste lui saute à la gorge. Rempli de touristes de passage, ambiance bruyante, vaisselle martyrisée, conversations animées, décors tout en bois poli, brillant, du travail d'artiste, ce bois chaleureux, comme celui des magnifiques Riva qu'elle voit circuler sur les canaux. Elle commande un Negroni, va s'asseoir à une table, dans le coin près de la fenêtre. Grignote les quelques olives servies avec son cocktail, les yeux dans le vague, tout en caressant inconsciemment et d'un geste sensuel, ce bois blond et doux. Elle balaie la salle du regard, il y a bien le blond musclé à au bout du bar, qui lui jette des regards intéressés. Mais non, pas son style, bellâtre, trop sur de lui, trop touristique...Elle plonge dans ses pensées, tripote nerveusement une olive, pense qu'elle est peut-être assise là ou Orson Welles a posé son majestueux popotin, ou celle d'Ernest Hemingway, on dit qu'il a pas mal séjourné ici, devenu l'ami de Cipriani, premier tenancier des lieux.
La porte d'entrée s'ouvre, elle sort de sa torpeur, les sens en éveil, un homme de belle stature entre, tout en noir, cheveux en catogan, il sort du lot, regard vif et inquisiteur, passe la salle au radar, fait un signe de tête à quelqu'un derrière lui, celui qui le suit est époustouflant, une puissance maîtrisée annoblie, difficilement contenue dans un corps élastique qui voudrait se faire discret. Barbe soignée "hipster", il sourit au barman qui le salue avec un large sourire: Signore, buona sera! Un habitué?
Longues mains fines et soignées, puissantes elles aussi. Un intello, un homme d'affaires, un rentier, un aristocrate? Tous ses sens auraient du clignoter au rouge, la prévenir d'un danger, le pire de tous, celui de tomber sous le charme et d'oublier les serments qu'elle s'est fait. Malheureusement pour elle, et comme beaucoup de femmes, elle aime le danger et l'éternel défi du "bad boy".
Là, elle est comme toutes les autres dans ce bar, à discrètement le détailler des pieds à la tête, toutes en pâmoison, espérant une invitation du regard, un sourire. Elle pense avec force: sortir du lot, sortir du lot. Il est magnifique et il le sait, mais c'est d'autant plus excitant, la chasse va être intéressante, soit elle le ferre, soit c'est le fiasco, elle rentrera bredouille, parce que ce soir, c'est lui et personne d'autre.
C'est là, précisément qu'il faut feindre l'indifférence. Elle pose le coude sur la table, le menton au creux de la main, le regard perdu, héroïne éplorée, vulnérable sortie tout droit d'un livre de Jane Austen, l'écorchée vive, intelligente, mais non reconnue, regard posé au delà de l'horizon, elle ne le voit pas, il n'existe pas. Pas dans son champ de vision. Elle baisse la tête regard en dessous. Oui, il la voit. Mais il est de marbre et semble être emporté dans une discussion sérieuse. Dans un univers qui lui appartient.
Une demi heure, ou un siècle, pas de réaction, les deux hommes discutent, sans se préoccuper du monde qui les entoure. Ils sont pourtant le centre de l'attention, principalement féminine. Elle déteste ça, elle se sent comme un boxeur vaincu et jette l'éponge de l'abandon. Ce n'était qu'un éblouissement passager. Parfois il faut savoir reculer pour mieux sauter. Un dernier regard circulaire, elle dépose un billet de vingt euros sur la table et se dirige vers la sortie.
Dehors elle respire à pleins poumons, les embruns, la lagune réconfortante. Les gondoles sont là, alignées sagement, bercée par une mer tranquille sous une pleine lune étincelante, enchanteresse.
Dans le bar, Vlad griffonne quelques mots sur une carte la tend à Louis qui se lève et sort à son tour.
Il se dirige vers elle, elle ne le voit pas. Statue, déesse. Il s'approche et tend la carte. Elle le reconnaît. Lui, le compagnon, elle le dévisage, interloquée. Sa partie de chasse prend un tour auquel elle ne s'attendait pas. Accepter, c'est faire acte de soumission, elle se mettrait en danger. Refuser, c'est passer à côté d'un homme vraisemblablement hors du commun. Mais aucune certitude. Une belle enveloppe n'est pas suffisante, ce n'est qu'une enveloppe. Risquer sa peau pour une enveloppe, c'est trop léger dans la balance de la raison.
Elle prend la petite carte couleur crème, belle facture, belle typo, racée et élégante comme le nom qui s'y trouve: "J'aimerais voir vos cheveux soulevés par un vent léger, voler votre souffle et l'emporter dans une petite boîte, contre mon coeur. Emmenez moi... Attendez moi.
Louis lui indique une gondole et l'invite à embarquer. Il lui tend la main, mais là, elle est paralysée, elle perd le contrôle et elle déteste ça.
L'instant d'après, Il est près d'elle. Louis la salue et s'en va. Il sourit, plonge un regard moqueur dans ses yeux, vert de gris. Il est tout près. Parfum sauvage, et présence envoûtante. Il lui tend la main, elle la prend, chaude, sèche, légère, il l'invite, elle le suit. Au gondolier il donne un ordre: Ca'Dario per piacere!
Elle marmonne: étonnant! le palais maudit et inhabité. Il se laisse aller dans le siège répond: "il n'est plus inhabité depuis hier, mais peut-être est-il toujours maudit". Elle tourne son visage vers lui, si proche: "il n'a plus été loué depuis des années, qu'avez-vous fait pour bénéficier de ce privilège? "