Une enfance - ses dix premières années - africaine (Ghana et Cameroun), pour ce fils de chirurgien protestant expatrié ; un dégoût rapide des grandes villes, des succès intellectuels et des carrières sûres. Une sous-utilisation maladive de ses diplômes d'études (histoire de l'art, sciences politiques), pour vivoter comme journaliste culturel. Un renoncement complet à toute publication de ses poèmes (et quasi-complet à l'exposition de ses dessins) : aucune vanité sociale (la vanité spirituelle, elle, ne regarde que Dieu) : il voulait qu'aboutisse d'abord ce qui serait alors reconnu ou non. Un travail expressif incessant (plus on œuvre, plus donc on change sa propre substance, plus on est épargné de devoir se rencontrer le même, et la hantise de retomber sur soi, de s'assumer tel quel, d'avoir à recroiser le spectre d'un soi non-réélaboré, anime son agenda de fuite, mêlée à une nostalgie invincible à l'égard d'une première période de lui-même sauve de toute honte). Une installation début 2000 dans la montagne varoise, et quelques mois plus tard, un suicide à trente-sept ans.
L'estime naturelle de soi n'est en effet pas son fort. Le bestiaire de sa culpabilité (de sa si étrange gêne d'avoir abouti à l'homme qu'il est ?) parle de lui-même : mouche (p. 30), "j'étais pris dans le flux du jour comme une mouche dans du miel" ; taupe (p. 47), "la taupe de l'abjection creuse en moi ses galeries suppurantes, et je ne parviens pas à l'arrêter" ; chien (p. 144), "toujours un chien nous suit. Il porte entre ses crocs notre enfance lacérée" ; serpent (p. 145), "le serpent de la honte m'enserre dans ses anneaux" ; araignée (p. 149), "il y a une araignée en moi, qui se nourrit de moi. C'est l'araignée de l'angoisse. Mais à la longue je serai plus forte (sic) qu'elle. C'est moi qui l'assimilerai", et, page suivante, "l'araignée se tient en son centre, comme le dieu en nous, impassible, les pattes rangées en ordre de bataille, attendant sa proie qui ne peut que venir. Les proies viennent toujours vers qui sait les attendre".
Il se croit tout au plus digne des incessantes mises à l'épreuve qu'il rencontre, et tout juste capable de les transposer en un monde verbal et pictural où l'échec est moins tout de suite fatal. Il transpose ainsi (p. 33) son secret le plus douloureux en une "feuille antédiluvienne" - plusieurs centaines de millions d'années - que lui tend en rêve un étranger, peut-être contemporain d'elle ; il transpose l'inexprimabilité de ce qui l'accable (et le tuera) en un survol inarticulé par la pensée de son propre langage ("C'est alors qu'il se rendit compte qu'il était devenu muet : ses lèvres ne parvenaient à former aucun son distinct, signifiant. Sa pensée même ne se scindait plus en termes séparés. Autrement dit, elle ne battait plus des ailes pour se mouvoir, mais se contentait de planer, tel un aigle se servant d'un puissant courant d'air", p. 109). Il transpose ses désastreux appuis pris hors du réel en une "plaque de verre" censée le porter dans sa nage, qu'il fissure et brise dès qu'il se soutient d'elle (p. 76) : "maladresse foncière", par laquelle il se sent "subtilement proscrit".
Transpositions somptueuses, car c'est un homme dont la parole a des facilités géniales. Pour exprimer l'allègement subit de la présence au monde, "les bruits glissaient dans le lointain, pareils à des trains de feutre" (p. 24); pour justifier une plus confortable confiance en l'inlassable devenir, il note (p. 47) "l'ample et doux bourdonnement de la mouche du temps"; pour fixer en cinq mots un abandon béni (p. 156) :"La chute/ouvre le puits"; pour calibrer exactement le seuil du surnaturel (p. 97), "la cloche de l'espace terrestre est le battant de celle de l'espace céleste"; pour évoquer son enlacement d'une source commune du monde et de soi (p. 73) "un vertige positif, de ceux, si rares, qui amènent à se rendre, à pactiser, à tendre les bras et à serrer contre soi le moyeu invisible d'où rayonnent les fleuves et les âmes".
Source commune (informe et pouvant être sans devoir advenir) de tous les événements et formes, unité indivise de la présence, dont ses rêves splendides le font comme bénéficier - directement, physiquement (là où la veille la séparait en autant de figures qui s'entre-déchirent, et de contraires qui se hérissent). Ici, (p. 114) des évadés d'un camp de concentration échappent à leurs poursuivants en se laissant grimer en clowns par des hôtes inventifs ; là, (p. 145) le rêveur venu parlementer dans la tente d'un chef ennemi, découvre avec lui, en sortant, leur paix faite, toute l'armée adverse traîtreusement exterminée, et le rêveur alors, vainqueur odieux à lui-même, jure à l'unique survivant d'en face n'avoir en rien délibéré sa félonie ! Dieterlé a l'onirisme fulgurant d'un Bruno Krebs, et la prudente profondeur d'un Vincent la Soudière : dans ses admirables songes, la vie est fermée à l'interférence, l'infinité personnelle d'un cerveau approvisionne toute la scène des présences, le hasard même est rendu familier par l'entre-dépendance passée, secrète, des causes qui s'y entrechoquent.
Traqué par une volonté unitive (qui, nettement mystique, comme le montre Yves Leclair dans sa préface, l'aura comme vidé des ressources normales du monde), ce poète n'a pu supporter la vie qu'en s'épuisant à "relier" le Tout à lui-même ("tel un navire démâté se complaisant dans sa dérive, mon regard impatient file absurdement au-dessus des choses et des êtres, inattentif à leur anxieuse demande. Car ils sont en attente, oui, en attente de celui (ou celle) qui les reliera, leur donnera un sens, un vêtement pour couvrir leur nudité frileuse, abandonnée" p. 52). Dans si sa singulière œuvre dessinée (on trouvera aisément sur Internet à la méditer, ici par exemple), comme cette mappemonde posée sur une selle de vélo, ce drôle de roi dont un fin pendule pend de la couronne, cet infirme posé entre deux grandes roues comme sur un "fauteuil" disparu, ou ce phylactère vomi comme une sorte de chyme sonore, tout là aussi vise frénétiquement à répondre à tout - mais dans l'entrepénétration forcément évasive de tous les membres de l'équipée cosmique, adieu bien sûr, montrent ses dessins, adieu à la durée aimable, à la symétrie, aux fondations, à la verticalité garantie ! Magnifique et terrible effort de transfiguration d'un poète-peintre qui arrêta d'être présent faute d'arrêter la présence.
Marc Wetzel
Nicolas Dieterlé, Journal de Baden, préface d'Yves Leclair, Arfuyen (Les vies imaginaires), 180 pages, janvier 2021, 16 €
Lire cette présentation de Nicolas Dieterlé sur le site de l’éditeur Arfuyen
Extraits :
"quand je l'aperçus, la petite fille se tenait au milieu du chemin, pleurant et criant. Elle était attaquée - je le vis à l'instant même - par une tête de chien, oui, une tête-de-chien, sans corps, et même sans cou, composée seulement des oreilles, du long museau aux crocs acérés, des yeux étroits et durs, des tempes de pierre. La tête sautait sur elle-même, comme en une danse ou une transe, devant la petite fille paralysée, et, à intervalles réguliers, bondissait sur sa victime pour mordre en plein dans son visage pur, délectable, d'une fraîcheur de primevère. Je ne pus supporter plus longtemps ce spectacle. Je courus vers le tortionnaire et lui appliquai des coups de pieds nombreux et vigoureux qui provoquèrent sa fuite. Puis, je pris la petite fille dans mes bras. Elle portait sur ses tempes des blessures pareilles à des sillons d'où s'écoulait un sang vermeil : on eut dit le jus suintant d'une grappe de raisin foulée ..." (p. 27-28)
"deviens sans forme, mon enfant...ne sommes-nous pas, en ce monde, cloué à la forme comme à une croix ? Tout nous est forme. Cette table, cette chaise, cet ordinateur, ces caractères, ce verre, cette clé ..., tout crie, hurle la forme, et sur son chevalet nous sommes étendus et ligotés, comme des suppliciés..." (p. 85)
"voici le crabe dans sa camisole minérale. Ses yeux sont presque invisibles. Ses pinces énormes ont des délicatesses de diamantaire, de joaillier. Ses antennes sont des herbes durcies. Il marche obliquement, comme il est nécessaire de le faire quand on courtise la grande mer qui est inapprochable directement, tous les chercheurs et les adorateurs de son Être le savent. Le crabe fait partie de ces adorateurs, sa rudesse apparente cache un feu liquide qui l'attire sans fin vers les eaux infinies" (p. 93)
"il y a dans mon âme un trou
par où glissent infiniment
les vents de l'incertitude.
je veux le combler.
je m'y acharne. J'y dépose des pierres, des cristaux,
des hirondelles de mer, des arbres à la tendre
chevelure. Rien n'y fait.
le trou est toujours là.
il baîlle avec effronterie.
il est petit, presque indiscernable.
par lui pourtant la plaine de mon être
- à l'origine douce et fertile -
est vouée à un desséchant chaos" (p. 130)
"les êtres les plus divers s'agglutinant forment un miel sombre où le dieu plonge sa main avide" (p. 141)