Sous-titré poésie et féminismes aux États-Unis, précédé d’un préambule d’Audre Lorde qui interroge leurs rapports aux États-Unis et en France et d’un essai de Jan Clausen, Je transporte des explosifs on les appelle des mots est une anthologie bilingue présentant l’œuvre de « 24 poétesses féministes étatsuniennes ».
Dans Un mouvement de poétesses : pensées sur la poésie et le féminisme, Jan Clausen évoque le rôle catalyseur et libérateur de la poésie féministe au sein du mouvement et de la société à travers sa tradition, ses conditions matérielles, et sa portée spécifiques. Du Réveil à L’alternative du séparatisme culturel jusqu’à ses Présupposés, elle montre combien, en échappant à la perspective binaire du divertissement et du slogan, à l’autocensure, ses Possibilités poétiques dépassent le cadre strict préalablement délimité.
Dont acte, avec l’anthologie qui suit et constitue la majeure partie du recueil. Publié dans la collection Sorcières de Cambourakis, traduit de l’anglais (États-Unis) par Oliv Zuretti, Meghan McNealy, Charlotte Blanchard, Gerty Dambury et le Collectif Cases Rebelles, intitulé Nous n’étions pas censées survivre (en hommage à Litanie pour la survie d’Audre Lorde), ce recueil réunit 34 poèmes incontournables, « taillés dans le roc des expériences de nos vies quotidiennes » d’une façon si magistrale qu’un seul suffirait à justifier ce ouvrage et à dynamiter tout l’édifice patriarcal par sa charge poétique et réelle.
« Eh bien, je meurs, étouffée ce soir par cette désespérance
par ce poids mort de devoir lutter même avec
ces rares hommes que j’aime et dont je me soucie moins chaque jour où ils me tuent.
Comprenez-vous ? Je meurs. Je deviens folle.
Vraiment. Pas de métaphore poétique.
J’ai des visions de minces filets arc-en-ciel
comme des toiles d’araignées partout sur ma peau. »
(Monstre, Robin Morgan, p.93)
Entre tous il y a ce cri du Monstre de Robin Morgan, qui parvient avec une clarté rare à démont(r)er toute l’étendue de l’oppression. Le poème flottant, non numéroté, d’Adrienne Rich (« quoiqu’il arrive, il y a ça »). Les restes d’Assata Shakur, qui rappelle certains titres traduits par Sika Fakambi pour Corp/us, où revient à la fin de chaque strophe cette question qui n’a rien de rhétorique : « qu’est-ce qu’il reste ? » Un bon exemple, de June Jordan, qui (d)énonce la terrifiante réalité du viol subi, rendu dans le Pouvoir d’Audre Lorde qui use de cette « abolition du surmoi » (que j’évoquais au sujet de Monique Wittig en reprenant ses mots) comme d’« une arme (une méthode) précise pour s’attaquer à l’idéologie ».
« et tandis que je la battrai à lui faire perdre connaissance et
mettrai le feu à son lit
un chœur grec chantera sur un rythme de ¾
‘Pauvre chose. Elle n’a jamais blessé une seule âme. Ce sont
Vraiment des bêtes.’ »
(Pouvoir, Audre Lorde, p.123)
À travers tous et toutes (parmi lesquelles de nombreuses activistes), il y a la misogynie, le racisme, la violence qui perdurent, qu’elles endurent. Le silence et les cris, l’écrit quand tout cela se (dé)lie. La révolte sous-jacente, surgissante, le courage et le désir. La liberté, le corps — physique, social, lesbien. Les blessures les césures les scissions. L’intersectionnalité des luttes, incomprise. Le combat mené, dénigré par celles ou ceux qui n’en mènent aucun. Le regard féminin, jugé réducteur par ceux qui jugent, sous des prétextes universalistes, que l’autorité masculine doit l’emporter. La nécessité et le mérite qu’il y a à traduire tout cela, et le sens et le son (Don’t Call Me Sir Call Me Strong / Ne m’appelez pas monsieur appelez-moi puissante, Kitty Tsui), rendus d’autant plus appréciables par cette édition bilingue en français et En bon anglais.
« Nous écrivons des poèmes dans nos essais
Et des essais dans nos poèmes.
Nous ne confondons pas la forme et le contenu.
Nous les fondons, voyez le fil de soie et le cordon qui s’entremêlent. »
(En bon anglais, Nellie Wong, p. 169)
Subjective et choisie, au même titre que les titres de cette anthologie, cette note n’offre qu’un aperçu de la richesse et de la cohérence de ce très beau recueil (complété par un index et des notices bio-bibliographiques) qui invite à aller plus loin, tire son nom du poème Scène au hijab, n° 7 de Mohja Kahf et se termine par le Chant de combat de Z’étoile Imma qui conclut : « et ce poème n’est pas un attentat suicide parce que la vérité ne peut jamais mourir. »
Eric Darsan
Collectif, Je transporte des explosifs on les appelle des mots, Sorcières, Cambourakis, 2019, 208 p., 22€