(Entretien) d'Hervé Bauer avec Siegfried Plümper-Hüttenbrink à propos de Manière noire

Par Florence Trocmé


Entretien

Hervé Bauer et Siegfried Plümper-Hüttenbrink
autour du livre Manière noire

Siegfried P.- H. - Dans un fragment intitulé „Monologue“, Novalis parle du mystère inhérent à toute langue, et qui fait qu’elle se met parfois à parler d’elle-même sans avoir recours aux êtres parlants que nous sommes. Il précise que ce mystère qui fait que ça parle et ne cesse de faire signe en toute langue, seul le don de fabulation serait en mesure de le percer à jour. Quant à la nature exacte de ce mystère, il me semble que le titre de ton livre“ Manière noire“ le laisse d’ores et déjà présager.
Ne fait-il pas du fabulateur un dissimulateur doublé d’un mystificateur ? 
Hervé B. - Novalis, qui a le sens du mystère et de la langue, n’a pu que faire l’expérience, en poète, du fait que selon certaines circonstances et conditions, poétiques et prosodiques, oui, la langue parle sans locuteur, en raison de sa propre puissance d’élocution. Quant à ce qu’il appelle fabulation, et qui seule libère ces pouvoirs de la langue, en passant de la poésie à la prose, du moins telle que je la pratique, dans „Manière noire“ et depuis, je peux affirmer que j’en éprouve singulièrement l’effet. Cela d’autant plus que les textes qui composent ce livre, ont chacun pour incipit une locution qui, par définition, procède de la part anonyme des langues. Mais je pense qu’on peut retrouver ce parler primordial en poésie. Le vers peut être une opération de la seule langue, laissant bouche bée le poète. Mallarmé, n’enjoint-il pas de „laisser l’initiative aux mots“ ? Il ne faudrait donc pas parler de fabulateur, mais, comme Aristote, d’„artisan de fables“. Je ne crois donc pas qu’il y ait mystification en s’adonnant à ce que tu appelles „sortilèges de la prose“, et que je rapprocherais volontiers de la définition que Baudelaire donne de la poésie : „sorcellerie évocatoire“. En revanche, j’adhère à l’idée de simulation, étant donné que le je des récits de « Manière noire » est tous les autres que moi, dissimulé dans la coulisse. Par-là, j’échappe à la complaisante autofiction.
Siegfried P.-H. - Si la manière noire désigne une technique en gravure qui autorise une grande variété de teintes, elle donne aussi l’impression au spectateur que les formes qu’elle grave paraissent sortir de l’ombre, telles des silhouettes venant au jour du fond de leur nuit. Au-delà d’une technique d’exhumation par empreinte, elle n’est pas sans me renvoyer à l’emprise occulte de la planète Saturne qui vous fait broyer des idées noires sur fond de nuits blanches. Une planète réputée pour être glaciale et mal lunée, et qui n’est pas sans générer l’éclairage maléfique, voire cauchemardesque sévissant dans nombre de tes récits.

Hervé B. -
La technique de la manière noire m’intéresse en soi, mais aussi par la charge imaginaire de son nom. Tous les personnages ou silhouettes que je suscite dans „Manière noire“ paraissent sur l’écran d’un théâtre d’ombres. Ils sont mus par des forces occultes à l’œuvre dans la langue. On peut être chimiste le jour et alchimiste la nuit. L’écriture vient de la nuit, comme le temps. Dans « Manière noire », plus tâtonnante que jamais, elle emprunte les chemins de la fiction, mais alors, seulement au sens de fictio, en ce que, à presque tous les coins de phrases, on se perd en conjectures. Si l’on veut considérer les textes de « Manière noire » comme des contes, dans l’univers du conte, rien n’est réel, tout est imaginaire, c’est-à-dire vrai, selon les normes hors-normes de l’imagination, dont Baudelaire, encore, dit qu’elle est „la reine des facultés“.
Siegfried P.-H. - Certains auteurs comme Baudelaire, E.A. Poe, ou E.T.A. Hoffmann n’annoncent-ils pas ce qui est souterrainement à l’œuvre et conspire dans maints de tes récits sous la forme de l’Unheimlich, cette „inquiétante étrangeté“ qui se signale d’ores et déjà par un état d’entre-deux, qui vous dédouble, et va jusqu’à vous douer d’une seconde vue au fort de laquelle la fiction semble vouloir rattraper la réalité ? Tout peut alors s’inverser en miroir, se jouer entre vie et mort. Là où, immergé en pleine fiction, l’on devient soudain la proie de son ombre, à l’instar de cette morte (re) vivante que fut Eurydice aux yeux d’Orphée. Elle aurait pu se dire comme l’un de tes personnages qui se fait „un sang d’encre“ :  - „Je meurs goutte à goutte et j’appelle cela vivre.“
Hervé B. - M’intéresse, dans ce que tu dis de l’Unheimlich, l’idée de dédoublement. Celui-ci s’opère au sein du je, en tant que, entre fiction et réalité, fiction de la réalité, réalité de la fiction, s’affrontent et se conjuguent l’auteur et le narrateur, en sorte que le premier ne sait plus trop où il en est. Et cela, tu as raison, met en jeu la vie et la mort, (met en je), au moins métaphoriquement, comme le dit le texte intitulé « Fléau » (p 149) :  „Car, à tout bien peser, le choix des mots est une question de vie ou de mort.“

Siegfried P.-H.-
Pourrait-on dire que „Manière noire“ rassemble divers portraits imaginaires de l’écrivain via ces doublures que lui sont ses personnages ? Tu précises du reste que “tous les personnages ou silhouettes de “« Manière noire », paraissent sur l’écran d’un théâtre d’ombres. Ils sont mus par des forces occultes à l’œuvre dans la langue“. Une locution suffit pour les ensorceler, et qui leur sera fatale d’avoir à l’incarner, d’en faire la preuve vive, et ce à leur corps défendant. Dira-t-on qu’ils deviennent dès lors la proie de leur ombre, de leur daïmon qui les mènera insidieusement à leur perte ? Ils n’ont de cesse en soliloqueurs de tergiverser, de se perdre en conjectures, et que pour mieux échafauder à l’instar d’Œdipe le traquenard qu’ils se tendent à eux-mêmes. Mais au-delà des „sortilège(s) évocatoire(s)“ qui les font se mouvoir en état de rêve éveillé tels des chamans, je souhaiterais t’interroger sur un sort qui semble tous les guetter et qui est leur métamorphose au sens ovidien, voire kafkaïen du terme. Ils mutent de l’intérieur et acquièrent une conscience extra-sensorielle de mutant, pourvu d’un corps exogène, métamorphique, qui les fait se vivre en mort-vivant. Et comme si le choix même des mots devenait dès lors une question de vie ou de mort, comme le signale le texte « Fléau ».

Hervé B. -
On peut parler, comme tu le fais, s’agissant des personnages qui défilent comme des ombres sur la page, de portraits imaginaires de l’auteur qui, par-là, essaye d’autres vies qui, jusque- là, étaient en attente d’être, dans l’obscurité de la langue. La locution les appelle à la vie, dont la teneur, les contours et le devenir se précisent pour moi à mesure que j’écris. En général, je ne me prononce pas sur la fin de chacune de ces figures de papier, pour la raison que je ne la connais pas. Pas plus que nous ne savons ce que sera la nôtre. Le daïmon auquel tu fais allusion, les agit comme il tient la main qui écrit. Eux et moi, tu as raison, en état de rêve éveillé, sommes embarqués dans des histoires inexorables et fatales. Comme des chamans, dis-tu, et tu ne crois pas si bien dire, puisque le récit intitulé « La mue », se termine sur l’idée chamanique, selon laquelle celui qu’accompagne soudain une ombre va mourir. Le lecteur que tu es aussi, éminemment, est embarqué. Quant à la métamorphose de ces je d’ombre, elle est, la plupart du temps, morbide, opère mortellement, spectralement, tel personnage, en fait, déjà mort, continuant ou commençant son soliloque.
Hervé Bauer, Manière noire, éditions Hippocampe, 2020, 280 pages, 20€