Nous opposons souvent l'intuition à l'intellect, le sentir à la raison et le "cœur" au "mental". Il est vrai que la voie du cœur est celle de l'amour. Or, l'amour est le vrai maître de la vie intérieure, mystique, spirituelle. Nous avons donc raison (!) de préférer le cœur pour l'intérieur, pour la part la plus divine. La plupart des traditions veulent donc nous faire choisir ; pour le cœur, le plus souvent ; parfois, plus rarement, pour l'intellect. Par exemple, l'ordre Dominicain est pour l'intellect, tandis que l'ordre Franciscain est pour le cœur.
Mais pourquoi rejeter la raison, le logos, la lumière naturelle, le sens commun, ce qui nous relie par le langage ?
Les plus radicaux opposent l'intellect au ressenti. C'est ce qui se passe aujourd'hui.
Dans ce contexte, le Tantra est très souvent présenté comme un culte du ressenti exclusif. Le mental serait, un mieux, un "outil" au service du "cœur". La hiérarchie classique s'est inversée : avant, c'était le corps, le "sentir" qui était censé être un outil au service de l'esprit. Au mieux. Désormais, le mental est au service du ressenti. Ce qui n'est guère mieux, car le "ressenti" n'est bien souvent qu'un nom pour l'égoïsme.
Pourtant, ces guerres ne sont pas inévitables. Pendant longtemps, la femme a été dominée. Aujourd'hui, être un homme n'est plus guère valorisé... Certains entrevoient ce mouvement de pendule. Thèse, antithèse... Mais, s'il n'y a pas synthèse, il n'y a pas progrès. Un coup à gauche, un coup à droite, cela se répète en vain.
Pendant les années 1890, naissait dans le Sud de l'Inde Râmânujan Srînivâsan Iyengar. Il était tombé par hasard sur des livres de mathématique à dix ans. Il se mit à écrire des théorèmes. Mais sans démonstrations. Il fut invité à Oxford ou il tomba malade avant de mourir chez lui en 1920. Ce contemporain de Ramana Maharshi nous a laissé plusieurs cahiers remplis de formules, 4500, les trois-quarts étant vraies et originales. Certaines n'ont été démontrées qu'en ce début du XXIe siècle, parfois à l'aide de moyens informatiques.
Or, Râmânujan démontrait rarement ses résultats. Et il expliquait encore moins souvent comment il les trouvait. Il disait cependant que c'était la Déesse Nâma Giri, épouse de Nara Simha, qui lui révélait ces formules. Il était brahmane, adepte de la Parole et pratiquait le culte de la Déesse. Une fois, il raconta ce rêve :
"Pendant le sommeil, j'ai eu une expérience hors du commun. Il y avait un écran rouge formé par du sang qui coule. Je l'observais. Soudain, une main a commencé à écrire sur l'écran. Cela a attiré toute mon attention. Cette main a écrit un certain nombre d'intégrales elliptiques. Elles se sont incrustées dans mon esprit. Dès que je me suis réveillé, je me suis mis à les mettre par écrit".
Selon le Tantra, la conscience universelle est la source et la substance de tout. Elle est omniprésente, éternelle, omnisciente et omnipotente, absolument souveraine. Elle se manifeste sous la forme de tous et de tout. L'adorer, c'est se plonger en elle, se laisser envahir par elle (samâvesha). C'est ce que nous faisons tous, spontanément et sans le savoir, quand nous réfléchissons, quand nous nous souvenons.
Ainsi, réfléchir est un acte d'amour, une plongée dans le divin. C'est ainsi que je peux parler, connaître, penser, trouver des solutions, intuitives ou discursives. Alors l'intelligence universelle est inspiration, génie (pratibhâ), science (vidyâ), raison (tarka).
Et, comme le montre le cas de Râmânujan, l'intuition peut donner des fruits rationnels, mathématiques, des formules qu'il est ensuite possible de démontrer de manière discursive, c'est-à-dire dans des discours, des suites de jugements.
Chacun a l'intuition de l'infini. Cette notion joue un rôle essentiel en mathématiques, par exemple pour être certains que "deux lignes droites parallèles ne se touchent jamais". Nous avons donc une intuition mentale, rationnelle, en harmonie avec l'intellect.
Si l'intuition peut jouer un rôle en mathématique, comment peut-on encore opposer raison et intuition ?