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(Note de lecture), Karina Borowicz, Tomates de septembre, par Stéphane Lambion

Par Florence Trocmé


Karine Borowicz  tomates de septembreSi Karina Borowicz, originaire du Massachusetts, s’est fait une place dans le monde anglo-saxon, elle est toutefois peu connue dans l’Hexagone, peut-être parce que le public amateur français – dans la lignée du Bureau sur l’Atlantique d’Emmanuel Hocquard – s’est tourné vers une autre des nombreuses formes que prend la poésie américaine. Il est donc heureux que Cheyne ait récemment accueilli une édition bilingue des deux recueils de Karina Borowicz – The Bees Are Waiting (2012) et Proof (2014) – ainsi que quelques textes inédits, le tout dans une traduction de Juliette Mouïren.
Ce qui frappe d’emblée dans cette poésie, c’est le rapport au monde qu’elle instaure : dans le réel le plus simple et le plus quotidien, elle repère ce qui fait brèche, ce qui fait signe vers autre chose. Tel est son programme : we’re searching for anything/that remains of holiness/something sudden and unexplainable (p. 24) – il s’agit donc de retrouver une essence magique du monde où chaque chose ferait sens, serait transparente (this is salty…/this is sweet, p. 60) et irait même jusqu’à revêtir une forme légendaire : ainsi le pouce noirci d’un cuisinier de rue devient-il l’ouverture vers une vie mystérieuse (his thumbnail black and peeling/an injury from the other life/people passing don’t imagine he has, p. 58) pour s’inscrire dans un réseau de figures humaines qui se répondent les uns aux autres, tels des personnages de conte traversant la vision de la poète.
À ce cuisinier de rue fait écho l’homme de l’« Observatoire » (p. 54) qui regarde les passants depuis sa fenêtre ; de même, le chant de l’arrière-grand-mère dans le poème liminaire « Tomates de septembre » (p. 15) est repris une vingtaine de poèmes plus loin dans « Route de campagne » (p. 61), où un homme se souvient de l’air que sa mère chantait. C’est d’ailleurs souvent dans l’univers familial que le tissu de relations se condense, comme s’il s’agissait là du point nodal des multiples légendes : les générations s’y entremêlent en un amas de voix qui cherchent un sens, une direction (a crowd of voices and hidden/fires and the searching/red line of a compass, p. 28), et c’est justement de cette masse d’arrière-fond qu’émerge – sudden and unexplainable, souvenons-nous – le sens du monde, loin des gleaming artifacts (p. 62) qui en brouillent la compréhension.
La méthode poétique qui préside à la redécouverte du sens est finalement assez claire : there’s too much distance in the world (p. 48) ; le texte est donc l’endroit où se (re)tissent les liens, à l’image de la section « The Faces of Strangers », qui fond différentes langues et cultures en une suite de poèmes parsemés de mots étrangers sonnant comme la promesse d’un monde magiquement uni – pourtant mis en péril dans le second recueil, Proof, plus sombre, plus crypté et chaotique.
Malgré quelques lourdeurs et inexactitudes ponctuelles, la traduction de Juliette Mouïren est plutôt fidèle et efficace ; on ne peut que saluer son initiative d’avoir traduit ces deux recueils de Karina Borowicz (et de les avoir accompagnés d’une courte préface fort intéressante). Ce que nous donne à découvrir cet ouvrage, c’est une voix douce, intime, qui chuchote : une voix qui, à la fin de Proof, se mêle à d’autres – comme celle d’Emily Dickinson – et qui, peut-être, rappellera aux lectrices et lecteurs francophones celles de Guy Goffette et Axinia Mihaylova.
Stéphane Lambion
Karina Borowicz, Tomates de septembre, Cheyne éditeur, 2020, 176 p., 24€

(Extraits)
(The Bees Are Waiting)
Street Food in Beijing
(p. 58)
A line of skewered seahorses
steaming to transparence
in a dented pan
faceted bodies the size of a finger
profiles tiny
as if carved with a pin
each death described
by the tight or loose curl of a tail
in the quilted jacket that marks a villager
a man tends them
smoke from his cigarette
swallowed by the quick blooms of steam
he turns the sticks
his thumbnail black and peeling
an injury from the other life
people passing don’t imagine he has
more and more these days
it slips even his mind
in the delicate tea-colored darkness
infused with neon
Cuisine de rue à Pékin (p. 59)
Une rangée d’hippocampes embrochés
cuisant à la vapeur jusqu’à la transparence
dans une casserole cabossée
corps facettés de la taille d’un doigt
profils minuscules
comme sculptés avec une épingle
chaque mort décrite
dans l’enroulement contracté ou lâche de la queue
vêtu du manteau matelassé typique des villageois
un homme en a la charge
la fumée de sa cigarette
avalée par les fugaces fleurs de vapeur
il retourne les brochettes
l’ongle de son pouce noir et dédoublé
une blessure de l’autre vie
que les passants n’imaginent pas qu’il ait
de plus en plus ces derniers temps
ça lui échappe à lui aussi
dans la délicate obscurité couleur de thé
infusée au néon
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