Les chroniques des danses macrales
de Frédéric Reichling
Il n'aura échappé à personne que les mesures prises par les divers gouvernements pour empêcher la propagation d'un virus comme le covid sont tantôt absurdes (n'ont ni sens, ni utilité), tantôt incohérentes (contradictoires entre elles), tantôt contre-productives, aussi bien eu égard aux buts qu’elles poursuivent (arrêter la propagation de la maladie) que par les consé-quences, l’ampleur des externalités négatives qu'elles amènent (en économie, pour la santé mentale, la sociabilité, etc.), et de toute façon le plus souvent déraisonnables, c’est-à-dire dis-proportionnées, démesurées, réactives sans être dans le « tempo » et inapplicables en tant que telles.
La vérité, c’est que devant une maladie difficile à évaluer (ni peste bubonique ou fièvre Ebola, ni grippe saisonnière ou pneumonie bien connue), qui est à la fois peu létale dans la moyenne, extrêmement létale pour certaines classes d'âge ou populations, potentiellement dangereuse par des séquelles sur lesquelles on n’a pas encore de données fiables et, avec certitude, extrêmement contagieuse par plusieurs voies – ce qui permet au passage de nombreuses et inquiétantes mutations virales – nul ne sait ce qu'il faut faire, et surtout pas les technocrates épidémiologues qui lisent des statistiques pour le compte des bénéficiaires des prébendes d’État – statistiques dont le grand public, largement incompétent concernant les mathématiques, a pu découvrir avec sidération qu’on leur faisait dire absolument n'importe quoi, généralement parce qu'elles avaient été élaborées dans ce but. Si bien que ventiler les données est devenu un sport qui consiste à éventer les croyances et les opinions comme on souffle sur les pétales d'un pissenlit.
Les États ne savent pas quoi faire, mais ils savent qu'il faut faire quelque chose ; c'est une nécessité vitale en l'absence d'une légitimité religieuse ou métaphysique quelconque et à l’heure où l’arnaque du contrat social – que personne n'a signé et dont nul ne connaît les termes – marche un peu moins bien ; à l'heure de transformations institutionnelles, sociales, cul-turelles, techniques, et climatiques, plus que problématiques, il faut absolument faire quelque chose : c'est la seule justification qui reste. Aussi tout ce qui est prétexte à faire quelque chose est bon à prendre. Parce que, ce qui compte, ce n'est pas la légitimité de l'action : c'est la légitimité qu’elle apporte à celui qui agit. Si son action est bénéfique, et s’il peut s’en dire l’auteur, il gagne sur tous les plans tandis que, si elle ne l'est pas, il peut perdre beaucoup, mais pas perdre tout court : en politique comme en polémologie, l’idée d'une bataille décisive est définitivement caduque. Autant alors agir dans un domaine qui a quatre qualités essentielles pour l'Etat et pour le gou-vernement qui sait saisir le kairos, l'opportunité, servant ainsi l'ensemble institutionnel dont il est le principal et peut-être unique bénéficiaire :
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Il faut que le domaine d’action, le domaine ou la situation prétexte, permettent les interventions les plus diverses et les plus larges possibles, mobilisant le plus densément possible la sociétés et les institutions ;
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Il faut que la possibilité de donner une évaluation correcte, objective des résultats ou des liens de causalité entre l’action et les résultats soient souples, flous, modulables, qu’on puisse leur donner la forme (shaping en anglais) que l’on veut, qu'on puisse notamment attribuer les fautes et les réussites de manière visible, pour ainsi dire proclamable, à qui l'on veut ;
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Il faut, comme l’avait déjà montré Naomi Klein dans sa Stratégie du choc – mais sans se rendre compte que c'était une logique habituelle de l’État et pas seulement une tactique (néo)libérale – une situation d'affaiblissement des défenses intellectuelles, physiques, morales, sociales des populations concernées ;
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Il faut que la situation soit un bon produit vendable, de gamme, pour le travail de propagande.
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Or, une épidémie – et cette épidémie là en particulier, réelle mais informe et lancinante – présente ces quatre carac-téristiques.
Premièrement, comme une guerre, elle permet un éventail législatif et décrétal extrêmement large (judiciaire, policier, administratif, sanitaire, économique, fiscal, etc.) constant, approfondi, avec un potentiel extraordinaire de croissance des organes techniques et de contrôle, et une concentration aigüe des pouvoirs, notamment de l’exécutif (déjà dominant), qui peut plus facilement agir par décret et faire pression, sous prétexte de déloyauté criminelle envers la population, sur des organes qui refuseraient d'appliquer des lois scélérates. Deuxièmement, la menace n’étant pas claire (mais bien réelle : des gens meurent), l’évaluation des résultats et même la mise en place des politiques de réponse sont indistincts ; autrement dit il est impossible de dire si ce qu'on fait marche vraiment parce que l’on n’ a aucune idée de ce que serait, dans cette situation, une politique qui « marche ». Donc il est possible de souligner l’un ou l’autre aspect fonctionnel effectif (« ceci a marché, d’une certaine manière ») et de le faire passer pour un objectif atteint, ou la réponse à un critère d'efficacité, tout autant qu’il est possible de prendre des points de comparaison favorables pour faire dire aux données que cela a servi à quelque chose. L'approximation et l’ignorance deviennent des arguments et des éléments d'un discours de justification qui fonctionne toujours en faveur de celui qui agit : ça marche toujours d’un point de vue ou d’un autre ou alors, on ne sait pas, mais au moins on a fait quelque chose plutôt que rien. Par exemple, le confinement marche-t-il ? On n'en sait rien puisque l’on n'a pas de situation équivalente avec des réactions spécifiques à comparer ; et de toute façon, il y aurait peut-être eu plus de morts si on ne l'avait pas fait. Ainsi, même un effet bénéfique à la marge (ou non volontaire) est à mettre au crédit de l'État. On notera au passage l'enfermement confirmé de « vague » en « vague », dans une stratégie visant à éviter que la maladie ne se répande dans l’attente du providentiel vaccin plutôt que dans une stratégie d'accueil et de soins aux malades (rendue impossible par le saccage gestionnaire du système hospitalier) ; le faux dilemme dans lequel nous sommes enfermés est celui qui met en balance l'ingénierie sociale (confinement, contrôle des données sur la population, contrôle des mouvements, etc.) puis la vaccination ou... rien, c'est-à-dire au final une gestion du risque en amont qui demande infiniment plus d’interventions de l'État – et d'interventions diversifiées, notamment coercitives– que l'organisation d’un système hospitalier capable de soutenir un choc épidémique. Tout cela ne relève évidemment pas du complot, mais d'une logique qui trouve dans une situation inattendue l’opportunité de se déployer : entre plusieurs stra-tégies, l’État (les équipes qui sont aux commandes comme les administrations qui le gèrent au quotidien) choisira toujours ce qui accroît son pouvoir ou ses potentialités de pouvoir, sa puissance.
Il y a d’autant moins à perdre que l’aubaine suprême offerte par cette épidémie consiste en la mobilisation du comportement banal, quotidien de la population : rien de mieux que l’appel au civisme pour reporter la faute d’une politique sur ceux qui l’appliquent (ou, mieux, ne l’appliquent pas), et légitimer le contrôle et la répression. Ainsi, si les règles de distanciation marchent, c'est grâce à l’État qui les a édictées ; mais si elles ne marchent pas, c'est la faute aux inciviques qui ne les ont pas, ou pas assez, respectées, ou s'y sont opposés pour de sordides et égoïstes raisons économiques. La réussite d’une politique devient affaire de moralité – de dressage et de surveillance. Car il n'y a eu ni consentement, ni initiative de la population. Infantilisée, elle est ramenée à ce rôle que le système étatique de forme représentative veut lui faire jouer et à cette partition de débilisation cognitive qui est sa fonction sous prétexte de division du travail – la lecture des textes de Sièyes à Madison, en passant par Burke et Constant le confirment assez. Vous êtes incompétents ; la preuve, c’est que vous devez obéir à des ordres et que, par-dessus le marché, vous n'obéissez même pas à ces ordres correctement. Troisièmement, une épidémie est une période d'angoisse tétanisante, mêlant instinct de survie individuel et culpabilisation morale : qui, dans une situation pareille, va s’opposer à des mesures de réformes profondes – par exemple – de l'enseignement par la géné-ralisation du travail scolaire en visioconférence et en réseau informatique qui ont pour but officiel d’empêcher que des gens tombent malades, mais pour condition et fonction de stan-dardiser les savoirs et apprentissages? Dans une guerre, qui va s’opposer aux décisions de l’État alors que les braves pioupious sont courageusement au front ? De même, dans une situation d’épidémie, une « guerre » contre une maladie, qui va s’oppose à l’État quand le moindre contact de tendresse ou d’amabilité, ou a fortiori le moindre refus d'une loi peut amener un petit vieillard à mourir étouffé ? Quatrièmement, rien n’est plus facile à vendre et à développer médiatiquement qu’une épidémie : c'est un spectacle fascinant et facilement terrifiant qu’un ennemi qui est partout, de manière invisible (sans symptômes !) et frappe quand on ne l'attend pas. Des mourants intubés pendant des semaines aux jeunes décidément inconsidérés qui font la fête au lieu de faire abstraction de leur sordide humanité et garder leurs distances, en passant par toutes ces infirmières au visage blessé par les masques, presque aucune mise en scène n’est nécessaire ; la répétition et le rappel du danger suffisent au sentiment d’urgence, et à l’angoisse ; et, comme il y a des pics et des plateaux, à l'instar des orgasmes et des prises de drogues, les contrastes ont vite fait de tordre le cou à l’habitude et de vriller la routine d’une nouvelle phase d'inquiétude.
Cette épidémie est un produit de gamme. D'autres vont suivre : des produits dérivés, des transferts de techniques ou de lois élaborées à d’autres buts et dans d’autres situations, de plus en plus éloignées et différentes de celle-ci. Au mieux critiquera-t-on les États sur l’abandon des hôpitaux – critiques auxquelles l’État pourra répondre par la démonstration de son basculement dans la gestion préventive du risque. Les hôpitaux et les services étaient fermés pour être plus rationalisés, plus performants budgétairement et logistiquement. Il est peu probable, contrairement à ce que d'aucuns espèrent, que les États changent de cap : ils auront, durant cette épidémie, développé un arsenal institutionnel et moral qui leur permettra de continuer à mettre toutes leurs forces dans la prévention du risque qui rapportent plus de pouvoir à l’État – et de prébendes à ceux qui le dirigent – que des soins aux malades.