(Note de lecture), Sandra Moussempès, Cassandre à bout portant, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Cassandre est l’un des surnoms, avec Salomé et Messaline, que le père de l’autrice choisit pour sa fille. C’est la voix de ce prénom issu du monde tragique qui tire aujourd’hui « à bout portant ». Quelles seront ses armes, ses cibles, et peut-être ses victimes ? Les hommes, les amants, les pères, les fils, les oncles, les amis, les maîtres, les lecteurs, et leurs pendants féminins ? Notre futur à tous ? Cette Cassandre, en tout cas, porte en sa voix toute une série de personnages féminins dont ce livre va narrer, en des « phrases liquides », gestes et postures, déceptions et aventures, sacrifices et agressions. C’est comme s’il s’agissait de raconter un concept féminin à partir des figures suivantes : fillettes, jeunes filles, Barbies, majorettes, revenantes, somnambules, cantatrices, actrices, poupées, princesses, sirènes, sorcières, mères, saintes, épouses, concubines, héroïnes tragiques… La religion et le conte, le cinéma et les séries, la pop et la variété, les années soixante-dix et les années quatre-vingt, la tragédie antique et la poésie victorienne, fournissent des images et des stéréotypes féminins que Sandra Moussempès cite comme autant de doubles à travers lesquels elle se dévoile tout en restant dans l’ombre de ses sœurs. Si l’autrice rend hommage à une culture populaire, acidulée, pop, et souvent rose bonbon, elle ne la sépare jamais d’une culture plus savante, incarnée ici par Marie Shelley, Emily Dickinson, Virginia Woolf, Sylvia Plath ou encore Elisabeth Barrett Browning — « Il faudra lire et relire les poétesses marquées à vie par le vide/C’est le seul vers solitaire que je régurgite ici ». Ces deux mondes sont en fait bien plus proches qu’on ne le croit, et fonctionnent en miroir l’un par rapport à l’autre. Le féminin et le masculin les traversent, ainsi que l’amour du jeu, du travestissement, le goût des mots et la sublimation de la surface par le reflet des apparences. L’art majeur doit beaucoup à l’art mineur, l’art mineur se nourrit des arts dits majeurs. Sandra Moussempès montre en tout cas que cette partition gagne à être mixée et recomposée. « Il a fallu recoudre les deux miroirs ensemble/Pièce majeure de ma nouvelle garde-robe ».
La femme n’est pas toute, disait Lacan, et c’est heureux… Car c’est depuis le manque (1) et la faille qu’elle chante, invente, et met en scène des « musées imaginaires ». « Ma vie nage à côté de la réalité dans un flacon de naphtaline ». Elle fictionne en effet une vérité provenant de songes éveillés qui découpent un autre réel. Que veut la femme ?, poursuivait Lacan. Sandra Moussempès ne perce certainement pas le mystère, mais elle raconte que « ses » femmes craignent et désirent l’effacement tout à la fois. Elles effacent et se laissent effacer, certes, mais pour mieux revenir, ressurgir, et faire réapparaître ce qu’il y a d’inapaisé et d’inapaisable en elles comme en l’Autre. Restituer les traumas insaisissables (2), traquer les agressions, exposer les rapports de force et de soumission, c’est peut-être ce que visent ces poèmes-scripts, qui pourtant ne s’arrêtent pas à une telle collection d’inquiétantes robes de sang. Car si on trouve des « morceaux d’hommes » dans certaines femmes, et si les mères hachent menu leurs filles devenues mères, on repère également des morceaux de femmes dans bien des hommes. L’amour et la filiation fragmentent les identités et les êtres, comme la poésie fragmente la prose, la redistribue pour la monter sur la page. Cette dernière se coule ici dans la forme d’un verset — une ligne horizon qui suspend toute ponctuation finale, exposant ainsi une certaine logique de l’absence et du flottement. Quelque chose s’échappe toujours du poème, certes. Mais le poème, lui, n’échappe jamais à sa fragile nécessité, « ligne de vie autour de mes chevilles » à partir de laquelle on avance tout en dansant.
Anne Malaprade
Sandra Moussempès, Cassandre à bout portant, Flammarion, 2021, 168 p., 18 euros.
1. Un poème de la section « Épouses et formes de décibels » s’appelle ainsi « Auto-biographie du manque ».
2 « Si des jambes sans jambes se contorsionnent/Traumas friction devient table de boucher ».