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L'éloge funèbre de Wagner par Émile Bergerat

Publié le 29 janvier 2021 par Luc-Henri Roger @munichandco
L'éloge funèbre de Wagner par Émile BergeratLe Parisien Émile Bergerat (1845-1923) fut un poète et auteur dramatique, considéré également à son époque comme un « excellent chroniqueur ». Il se trouve qu'il épousa la seconde fille de Théophile Gautier, Estelle, la soeur de Judith. Avec un tel beau-père qui écrivit un des premiers articles français élogieux sur Wagner et une telle belle-soeur amie de Wagner et de Cosima, il se trouvait dans le milieu très privilégié du premier wagnérisme français.Je découvre ce bel éloge funèbre daté du 16 février dans la première partie de Mes moulins (Paris, Boulanger, s.d.), un livre de réflexions que Bergerat dut publier en 1884. Les premiers articles de ce livre sont regroupés dans la première partie de cet ouvrage, intitulée Vive la mort ! Wagner y côtoie Édouard Manet, qui mourut deux mois après lui. Bergerat a dû composer ce texte le 16 février 1883 dans l'émotion de l'annonce du décès du Maître.RICHARD WAGNER16 février.La mort de Richard Wagner est un désastre artistique. Saluons respectueusement le départ de ce grand esprit que le destin réenchaîne au néant. La voix de l'Allemagne moderne s'est éteinte, et c'est désormais dans le silence que les forges de Krupp vont ronfler.Des confrères plus autorisés que moi diront les splendeurs et les défaillances de ce puissant génie musical ; ils étudieront cette œuvre colossale de la Tétralogie, sorte d'hymne sans fin chanté aux origines nationales d'un peuple, grande Bible harmonique du pangermanisme, rêve héroïque de toute une race réalisé par un homme. Et la tâche ne sera pas épuisée par une génération de critiques. Le cri wagnérien passera le siècle.D'autres confrères encore parleront de l'homme et ils raconteront sa vie, commencée dans ]a misère, qui trempe, et dans le dénigrement, qui cuirasse, et terminée en apothéose, Richard Wagner a connu, lui aussi, cette sensation extra-humaine d'entrer vivant dans l'immortalité, selon le mot pindarique de Théodore de Banville. Il a été l'un des Vieux de la Montagne de l'art ; il a eu des dévots jusqu'au fakirisme, des dévoués jusqu'au fanatisme, ses « feidawi »*. Sur un signe du maître, ils partaient pour la conquête du monde sur un autre signe, ils revenaient s'accroupir à ses pieds et s'enivrer du haschich sacré. Ce pouvoir de la fascination est la caractéristique de l'étrange lyrisme de sa musique. Ceux qui y ont été initiés ne pouvaient plus entendre autre chose : le langage des sons n'avait pour eux d'éloquence que s'ils étaient modulés dans la formule du prophète. Et il a fallu que cette domination fût réellement extraordinaire puisqu'au lendemain même de notre défaite elle a pu faire oublier à des Français les rancunes les plus sanglantes et la blessure de la patrie.Quant à ceux que n'avait point endormis l'inextinguible mélodie de la forêt germaine et de son nouvel Odin, et qui cherchaient encore l'ennemi sous l'artiste, il faut bien avouer que leur patriotisme était aussi généreux qu'illogique. La victoire de l'Allemagne devait chanter au cœur de Wagner comme l'infortune de la France a chanté au cœur de Victor Hugo. Pour être devenue la capitale de l'Europe, Paris n'a pas cessé d'être la capitale de la France, et Wagner n'était pas Français. Mais j'imagine que la chute du Tannhaüser ne pouvait justifier en aucune manière du gallophobisme naturel de cet Allemand et qu'il fut toujours moins obsédé par les sifflets des abonnés de l'Opéra que par les cris de vengeance des morts d'Iéna. Ne prêtons pas de sentiments mesquins aux grands hommes et faisons-nous des ennemis dignes de nous-mêmes. Dans l'aventure étonnante de cette vie tourmentée, un fait revient de droit à la chronique. N'est-il pas incroyable (quelques-uns disent décourageant) que les attaques de la critique parisienne visent tout d'abord et infailliblement aux qualités les moins contestables d'un génie, et qu'elles nous préparent de la sorte d'éternelles palinodies. Voici Richard Wagner ; s'il est un don qu'on ne puisse lui refuser, dont l'évidence éclate aux moindres pages de son œuvre, c'est assurément le don de la mélodie,. Personne n'a fourni avec une pareille surabondance, personne n'a créé autant de thèmes mélodiques, de ce qu'on appelle « des airs », que cet inépuisable Orphée de Bayreuth. La mélodie, mais elle déborde chez lui comme une pléthore. Elle est l'idiosynchrase de son génie. Elle en explique la puissance de séduction sur les oreilles les plus rebelles au dilettantisme. Il n'est pas un musicien qui ne vous dise ces choses couramment et ne s'en excuse comme d'un lieu commun. Sur quels reproches cependant a-t-on tombé le Tannhäuser ? Souvenez-vous, blagueurs du boulevard.Et que de gens encore vont crier au paradoxe, sans se donner la peine d'ouvrir la partition redoutée et d'éclairer leur bonne foi, au hasard des pages. C'est ainsi que l'on juge, dans cette ville atroce et charmante, où il faut tout savoir sans avoir rien appris, pour être au ton du jour et à la mode de demain. L'histoire des méprises du boulevard serait l'histoire de la vérité. On ne sait de qui vient le mot d'ordre de cette obtusion systématique ; mais tout le monde le prend et le donne, et c'est ainsi que l'on assiste à des soirées comme celle du Tannhäuser qui laissent je ne sais quel remords de sottise à ceux qui s'en sentent responsables. Que l'Opéra remonte demain cette partition délicieuse, chaude, pleine de fougue et de jeunesse, d'une exubérance mélodique inouïe, vous vous regarderez les uns les autres, consternés de cette erreur de la Blague. Ô Scudo ! ô Azevedo ! ô B. Jouvin ! vous vous fichiez donc du pauvre monde, ou si c'est que vous aviez trop d'esprit pour être bons artistes et bons juges. Il en va de même pour presque toutes les productions vraiment originales de l'art c'est sur l'ensemble des duperies perpétuelles de ses arrêts que Paris a établi son crédit d'infaillibilité.. Quel tollé universel n'a pas accueilli le groupe de la Danse de Carpeaux Va te faire lanlaire, il paraît que c'est un chef-d'œuvre à présent ! Qui n'a pas écrit ou dit que la Chanson des Rues et des Bois était l'un des ouvrages inférieurs de Victor Hugo ? Pas du tout, c'est l'un de ses plus beaux livres. Et la Chute d'un Ange de Lamartine? L'avons-nous assez reconduite, la Chute d'un Ange ? Les plus splendides vers du poète sont là... Et ces comédies d'Alfred de Musset ? Pas scéniques pour deux sous, ces pauvres comédies. Elles enfoncent tout le répertoire moderne. Et le Radeau de la Méduse de Géricault ? Quelle toile manquée ! La gloire du Louvre, quoi ! Et c'est ainsi toujours et partout. Mais c'est-à-dire qu'il est tout à fait simplifié le travail de dame Postérité : étant donné un artiste, prendre l'opinion de ses contemporains et la retourner comme une manche de veste, et l'on a l'absolu de la vérité. Ce n'est pas plus difficile que ça.Mais revenons à Richard Wagner, l'incompris d'hier, qui va être le maître de demain, maintenant qu'il ne gêne plus personne. Le travail de réaction, commencé par le brave Pasdeloup et continué par le non moins brave Colonne, aboutira certainement, comme il a abouti pour Berlioz, l'un des grands blagués de notre chère ville d'experts. Dans quelques années, le Lohengrin ira se placer de lui-même à côté du Freyschütz dans notre Académie nationale de musique, et il complétera avec les Huguenots la trilogie allemande contemporaine. Et vous irez l'applaudir, le Lohengrin, gens d'infiniment d'esprit qui fîtes de si jolis calembours sur son auteur. Et les bourgeois vous suivront, car ils vous suivent encore, en attendant qu'ils finissent par vous lâcher, car c'est trop bête, à la longue, d'avoir tant de jugement et de se tromper toujours, et ils en ont assez de rire à se démantibuler devant tous les chefs-d'œuvre auxquels il faut rendre hommage ensuite à deux genoux. Leurs enfants les trouvent farces et ils le leur disent. Voilà que Wagner est le roi de la mélodie à présent Ah ! zut alors !...* Le Prince des assassins ou Scheik ou Vieux de la montagne faisait prendre du haschisch à certains hommes qu'on nommait feidawi ; ces hommes avaient des visions qui les transportaient et qu'on leur représentait comme un avant-goût du Paradis. A ce point, ils se trouvaient déterminés à tout faire, et le prince les employait à tuer des personnages ennemis. C'est ainsi qu'une plante enivrante a fini par donner son nom à l'assassinat.

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