Comme bon nombre de femmes artistes qui ont été en couple avec un artiste, l’oeuvre de Jeanne a été oubliée au profit de celle de son compagnon, Amedeo Modigliani… Je vous propose de découvrir le travail de Jeanne Hébuterne dans cet article où je retrace sa courte vie.
Comme il s’agit d’un article qui lui est exclusivement consacré, je ne parlerai que très peu du travail de Modigliani. Si vous souhaitez en savoir plus sur sa vie et son oeuvre, voici les deux articles que j’ai écrits à son sujet :
Modigliani ou le magicien des excès
Modigliani et Béatrice Hastings : la fièvre du vice
La naissance d’un don dans une enfance étouffante
Jeanne Hébuterne est née le 6 avril 1898 à Meaux, au sein d’une famille bourgeoise. Très proche de son frère André, qui deviendra lui-même artiste, Jeanne développe très tôt des aptitudes en dessin. Dans les carnets de son enfance, elle croque des scènes de son quotidien, donnant à voir une vie de famille pesante, où l’autorité du père colérique se manifeste régulièrement et où la religion est omniprésente.
En 1914, Jeanne et sa famille emménagent à Paris. Trois ans plus tard, elle s’inscrit à l’Académie Colarossi, située au 10 rue de la Grande Chaumière où elle perfectionne ses talents de dessinatrice et de peintre. Sa beauté singulière attire nombre d’artistes dont Fujita, pour qui elle se met à poser. Ses amis la surnomment « noix de coco » en raison de sa peau très blanche, encadrée par des cheveux auburns qu’elle se plaît à tresser.
Jeanne Hébuterne, Chana Orloff, 1914, Bronze à patine brune, 53cm, Collection privée
La rencontre avec Amedeo Modigliani
En 1916, alors qu’elle est âgée de 17 ans, elle rencontre Amedeo Modigliani, bien plus âgé qu’elle, puisque notre bougre a 32 ans. Les circonstances de leur rencontre sont floues, les uns disent que c’était à l’Académie Colarossi, d’autres au bar des artistes « La Rotonde » ou encore lors d’un bal masqué. Bref, quoi qu’il en soit, c’est le méga coup de foudre entre eux. Modigliani, bel italien, au charme magnétique, envoûte la jeune fille et, à la vue de cette dernière, Amedeo est intimement convaincu qu’il a trouvé en elle la figure féminine parfaite.
Du côté de la famille Hébuterne, ça fronce du nez. Les parents de Jeanne, bourgeois et catholiques, voient d’un très mauvais oeil que leur fille fréquente un artiste sans le sou, juif et plus âgé qu’elle. Mais peu importe, en juillet 1917, Jeanne fait ses valises et part du domicile familial pour s’installer chez Amedeo au 8 rue de la Grande Chaumière. Amedeo, au tempérament bien trempé, aux nombreux soucis de santé depuis son enfance (il est atteint de tuberculose) trouve souvent refuge dans les drogues et l’alcool. Mais au contact de Jeanne, il retrouve une certaine insouciance et son inspiration se trouve décuplée puisqu’il en fait sa muse. Pourtant, son style, inspiré des arts africains, lui fait déformer le visage rond de Jeanne qui se retrouve avec une tête et un cou démesurément allongés. Le manque de ressemblance est notable jusque dans ses yeux que Modigliani peint en bleu au lieu du vert, leur véritable couleur.
Jeanne Hébuterne assise, Modigliani, 1918, huile sur toile, Collection privée Portrait de Jeanne Hébuterne au Collier, Modigliani, entre 1916-1917, 55x38cm, huile sur toile, Collection privée
Une créativité à la fois stimulée mais étouffée
Jeanne ne se reconnaît pas dans ces portraits et sort peu de l’atelier. Le début de sa production artistique présente donc majoritairement des autoportraits, des vues depuis la fenêtre ainsi que des portraits d’amis artistes.
Autoportrait, vers 1916-17, huile sur carton, Collection privée Autoportrait, vers 1916-17, huile sur carton, Collection privée
Autoportrait, vers 1916-17, huile sur carton, Collection privée Autoportrait, vers 1916-17, crayon sur papier, Collection privée
Son style se rapproche de celui d’Amedeo, les deux artistes s’étant très certainement mutuellement inspiré. Mais alors que Modigliani peint des visages allongés, sur des fonds neutres, Jeanne fait preuve de davantage d’attention sur les détails du décor et ceux des visages qu’elle peint. Les formes sont synthétisées, entourées par un cerne noir, la matière picturale est visible : Jeanne produit une peinture résolument moderne, en plein dans l’air de son temps.
Les deux amants sont sans le sou, peinant à vendre leur production artistique. Amedeo craint de faire souffrir Jeanne à cause de son caractère difficile et souvent tempétueux. Il lui écrit à ce sujet : « Jeanne tu es trop jeune et trop fraîche, tu pleures des larmes de lait, tu devrais rentrer chez tes parents. Tu n’es pas faite pour moi. » Mais la jeune fille s’accroche, peut-être sous l’emprise d’une forme d’admiration envers Amedeo, cet artiste si talentueux, plus âgé qu’elle et aussi en réaction à son foyer familial bien trop sérieux et strict. Tout deux se peignent, se dessinent, passant leurs journées dans l’atelier-appartement d’Amedeo.
La promesse d’un nouveau bonheur
Modigliani finit par être repéré par le marchand d’art Leopold Zoborowski qui lui achète régulièrement des oeuvres ainsi qu’à Jeanne. Mais cela ne suffit par pour vivre, le couple part donc pour Nice le 23 mars 1918, Amedeo pensant y vendre quelques toiles à des touristes qui viennent s’y dorer la couenne.
Ils trouvent un appartement sur les hauteurs de la ville qui devient le lieu de création (un peu forcé) de Jeanne. Là encore, elle réalise principalement des autoportraits ainsi que des vues depuis sa fenêtre.
Autoportrait à la fenêtre, Jeanne Hébuterne, 1918, crayon sur papier Vue de Nice, Jeanne Hébuterne, 1918, crayon sur papier
Quelques mois après leur arrivée, Jeanne tombe enceinte. Amedeo continue à la dessiner, à la peindre et ne cherche pas à dissimuler la prise de poids de Jeanne puisqu’il représente son petit double-menton :
Jeanne enceinte, Modigliani, 1918, crayon sur papier Jeanne enceinte, Modigliani, 1918, crayon sur papier
Jeanne assise sur le lit, Modigliani, 1918, huile sur toile, The Israel Museum, Jerusalem Jeanne assise sur le lit, Modigliani, 1918, huile sur toile
Le 23 mars 1918, leur fille est née, prénommée « Jeanne », comme sa maman.
Pour prêter main forte au couple qui est un peu aux fraises, la maman de Jeanne, à la surprise générale, les rejoint à Nice. Jeanne est soulagée et profite de ces moments d’une vie familiale renouée qu’elle ne manque pas de dessiner :
Mais les démons d’Amedeo refont vite surface : il ne supporte plus la présence de sa belle-mère et commence à être de plus en plus pénible au quotidien. Pour ne pas empirer la situation, il se casse tranquillou pour aller séjourner loin des deux femmes et de son enfant, dans un hôtel de Nice.
Huit mois plus tard, en juillet 1919, Jeanne apprend qu’elle est à nouveau enceinte et le couple décide de remonter à Paris. Amedeo décide alors d’écrire une promesse de mariage.
Mais ils se laissent dépasser par la situation : leurs revenus sont trop maigres pour subvenir aux besoins de leur fille. Ils prennent alors la décision de la placer chez une nourrice. À partir de ce moment là, Jeanne, qui présentait des fragilités psychologiques depuis déjà quelques années, sombre dans la dépression, envahie de pensées suicidaires. Et les deux dessins ci-dessous exécutés par la jeune femme, illustrent de façon criante son mal-être :
Le premier dessin, intitulé « Suicide », représente Jeanne qui vient de se poignarder en plein coeur et le second, s’intitule « La Mort », l’homme en noir apparaissant à l’encadrement pouvant l’incarner, s’approchant de Jeanne, étendue dans son lit. Je pense que tout cela est assez explicite et peut donc se passer de commentaires…
L’extinction de deux feux follets
En septembre, Amedeo frétille comme un gardon puisqu’il commence enfin à exposer à des Salons où ses oeuvres peuvent potentiellement taper dans l’oeil d’acheteurs. L’avenir est prometteur mais plus pour bien longtemps… Fin janvier, l’artiste peine à tenir debout, crache du sang et est très affaibli : il est atteint d’une méningite pulmonaire. Alité, Jeanne qui est auprès de lui, réalise quelques dessins :
Amedeo alité, Jeanne Hébuterne, 1920, crayon sur papier Amedeo alité, Jeanne Hébuterne, 1920, crayon sur papier
Ce seront les derniers de son amour puisqu’il succombe des suites de sa maladie, le soir du 24 janvier 1920 à l’hôpital où il avait été transporté d’urgence. Jeanne, dévastée, se réfugie chez ses parents dans le 5e arrondissement, au 8 rue Amyot. Ses parents refusent de s’occuper de la dépouille d’Amedeo qu’ils ne considèrent pas comme leur gendre. Son frère André l’entoure d’amour et la surveille comme le lait sur le feu, connaissant ses penchants suicidaires. Mais le 26 janvier, à 3h du matin, Jeanne se lève, échappant à la vigilance d’André alors endormi, traverse le salon familial, ouvre la fenêtre et se jette du 5ème étage, enceinte de 8 mois.
Suite au décès de leur fille, les parents Hébuterne décident de la faire inhumer au cimetière de Bagneux alors qu’Amedeo repose à celui du Père Lachaise. C’est seulement 10 ans plus tard, en 1930, qu’ils consentiront enfin à transférer la dépouille de leur fille aux côtés de celle d’Amedeo, dans la même tombe. La fille du couple, Jeanne, sera confiée à sa tante, la soeur d’Amedeo, en Italie où elle grandira. Elle deviendra l’un des meilleurs biographes de son père.
Un art occulté par la tragédie
Quant aux oeuvres de Jeanne, elles ne furent découvertes qu’en… 1992 ! Son frère André vient de mourir et on découvre dans la cave de son atelier au 12, rue de Seine, une dizaine d’oeuvres de Jeanne qu’il avait soigneusement entreposées. Ce qui est dramatique c’est que malgré le fait que la carrière de Jeanne se soit stoppée au stade embryonnaire, elle en avait certainement produit plus que cela… Oeuvres détruites ? Cachées dans des collections privées ? Nul ne sait.
Même si ces dernières années les historiens, la presse, les livres spécialisés, parlent davantage du travail artistique de Jeanne Hébuterne, elle reste encore bien trop « la muse », « l’amante », « la compagne », formant un « couple maudit » avec Amedeo Modigliani. Ses oeuvres sont pour la plupart dans des collections privées – donc inaccessibles pour le public – et leurs reproductions en circulation sur Internet, de mauvaise qualité, présentant que peu (voire pas du tout) d’informations les concernant (dimensions, date, lieu de conservation etc).
Sur la même thématique (notamment la bohème artistique de Montmartre et Montparnasse) voici d’autres articles que j’ai écrit :
Modigliani ou le magicien des excès
Modigliani et Béatrice Hastings : la fièvre du vice
Amour, alcool et tentative de meurtre
La Reine de Montparnasse
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Sources :
- Christian Parisot, Modigliani, Folio Biographies, Paris, 2005
- Dan Franck, Bohèmes : Les aventuriers de l’art moderne (1900-1930), Le Livre de Poche, Paris, 2006
- Jean-Marie Drot, Les Heures chaudes de Montparnasse, Le Musée du Montparnasse, Paris, 2007
- Hilka Sinning, Modigliani : le corps et l’âme mis à nu, reportage, Allemagne, 2017
- Reportage : « L’amour à l’oeuvre – Jeanne Hébuterne et Amedeo Modigliani », réalisé par Stéphanie Colaux et Delphine Deloget, 2018