pratyakṣasarvabhāvasya cintānāmāpi naśyatu || 19 ||
"Quand tous mes voiles ont été consumés par le feudu jeu de ton amourqui m'enveloppe de toutes parts,les sens grands ouverts,que soient anéanties tous les soucis !"Utpala Déva, Hymnes à Shiva, I, 19
Ce verset est extraordinaire. Il évoque en effet la pratique de méditation qui se trouve au cœur du Tantra et de bien des traditions de sagesse. J'y ai consacré une partie de mon dernier livre (Les Quatre yogas) et je la partage durant tous mes ateliers, car elle est puissante, authentique et accessible à toutes et à tous.
Elle est nommée "Expression divine", "Geste céleste", "Posture secrète", "Attitude de l'étonnement", mais aussi et le plus souvent "Attitude de Bhairava". Bhairava est une incarnation du divin assez terrifiante et fascinante à la foi. Il est noir, couvert de cendres et son visage a les yeux grands ouverts, la bouche entr'ouverte. C'est justement l'attitude que l'on adopte dans cette pratique : le regard ouvert, les cinq sens ouverts, jusqu'aux pores de la peaux. C'est une posture de transparence absolue. Au lieu de se concentrer sur un point et de bloquer ou de manipuler, on ouvre tout en grand, on laisse venir, on laisse partir, comme de la fumée d'encens.
On se retrouve comme saisi par une douce stupeur, dans une expression d'émerveillement, comme saisi par le silence. Ce silence est la conscience pure, le "feu" qui consume le "voile" des pensées, du bavardage intérieur.
Le point extraordinaire et propre à cette approche est celui-ci : les sensations, les formes, les couleurs, les sons, au lieu de perturber le silence, semblent l'alimenter, de même qu'un vent qui souffle sur un feu assez fort, va le renforcer au lieu de l'éteindre. D'où un étonnement décupler : tout est senti, tout apparaît, rien n'est bloqué ; et pourtant, un silence absolu, frais et vif, s'impose. L'expérience au-delà du mental devient alors une expérience directe, pleinement savourée. Le monde n'est plus agitation et absurdité, mais "le jeu de ton amour". Lumières, son, bulles qui éclatent, comme si l'on était une flute de champagne.
Je me réalise alors silence sacré, mais "les sens grands ouverts". C'est l'expérience du Tantra : tout est là, tout se manifeste ; mais dans un absolu silence. par la suite, la pensée elle-même, comme les formes et les sons, apparaît comme baignée de silence vivant. Peu à peu, l'âme se détend et apprend à s'abandonner à ce silence. Il n'y a rien à faire, rien à penser : le divin pense, fait. C'est l'inaction divine, l'action intérieure, directement par le centre de l'âme. C'est la divinisation du corps, de l'âme et de l'esprit, comme un feu transforme le bois en feu.
Cette pratique est, bien sûr chamanique. Elle est innée, instinctive. Elle ouvre toutes les portes de la vie sacrée. Selon la tradition du Tantra, elle est l'initiation véritable, le Mantra efficient, le pouvoir surnaturel sans errement, la liberté en cette vie même. Toutes les divinités, mâles et femelles, viennent à la rencontre de cette âme pour l'initier et la transmuter.
Cette pratique est l'une des deux grandes pratiques essentielles du Tantra traditionnel.
Pour finir, j'aimerais dire que cette pratique a existé depuis la nuit des temps, comme le suggère cette image de Cernunnos trouvée en France, près d'Autun. Car tout cela est vrai. Regardez bien cette image, car elle induit ce geste intérieur où l'on émerge au-dessus du mental. A l'origine, il portait de larges bois, évocateurs de l'expansion tactile dans l'espace de paix, comme une torche de présence. Et il porte l'abondance en ses mains relâchées : pour tout avoir, tout lâcher. Dans le Simple, l'inépuisable richesse s'épanche. C'est la réintégration, l'éveil simple, l'entrée dans la divine possession, le sanctuaire imprenable, la panacée discrète, le retour à l'état naturel.