Observer le travail

Par Anonymeses

Observer le travail. Histoire, ethnographie, approches combinées. Un ouvrage sous la direction de Anne-Marie Arborio, Yves Cohen, Pierre Fournier, Nicolas Hatzfeld, Cédric Lomba et Séverin Muller (La Découverte, coll. "Recherches", 2008)

Pour comprendre la nature de cet ouvrage collectif, il faut accorder toute son attention au sous-titre "Histoire, ethnographie, approches combinées". On peut en effet lire l'intégralité de l'ouvrage sous la problématique suivante : comment l'histoire, l'ethnographie secondent-elles l'approche sociologique ? Toutes les contributions offrent un éclairage positif sur la question de la complémentarité des disciplines. L'ouvrage n'est donc pas un ouvrage de sociologie du travail classique, comme aurait pu le faire penser le titre, mais offre une plongée différente dans le travail selon les expériences de chacun de ses nombreux contributeurs. Il est constitué de trois parties dont nous rendrons compte par le choix d’un article en particulier.

Alexis Spire dans « Histoire et ethnographie d’un sens pratique : le travail bureaucratique des agents du contrôle de l’immigration » montre en quoi la prise en compte du temps long permet au sociologue de resituer son terrain dans une perspective historique et d’en appréhender les évolutions ou les continuités. C’est le résultat de son travail[1] dans lequel il est parti des archives et des entretiens biographiques des fonctionnaires de l’administration de l’immigration. Ce regard attentif à l’histoire permet de faire apparaître la cohérence et la logique de l’action publique sur une question aussi sensible que celle de l’immigration et de l’attribution de la nationalité française. Le travail ethnographique vient, dans un deuxième temps, prendre en compte les pratiques effectives des agents au contact des publics pour en montrer le caractère socialement construit, qui n’est pas uniquement déterminé par la politique d’immigration officiellement établie.

L’approche historique par l’analyse de documents d’archives dévoile un autre aspect de la pratique des services de l’immigration. En effet, malgré la disparition du critère de nationalité après 1945, les archives postérieures à cette date font apparaître un biais lié à la nationalité des étrangers. Ainsi les ressortissants d’un Etat européen ou du Sud-est asiatique obtiennent dans les années 1970 plus facilement la nationalité française que ceux d’Afrique noire. De la même façon l’étude longitudinale de dossiers individuels de l’année 1956 révèle des différences dans le temps d’attente pour obtenir un statut stable. Ainsi, les Italiens qui forment une vague d’immigration plus ancienne et mieux perçue par les démographes, obtenaient la nationalité française en moyenne six mois plus tôt que les Portugais, considérés comme une main d’oeuvre « peu docile ». Les réfugiés politiques étaient les plus mal lotis puisqu’ils devaient attendre 28,5 mois. Les agents de préfecture considérant leur engagement politique comme une « menace pour l’ordre public ».

Le recours aux archives d’une institution permet également de dévoiler, ce qu’Alexis Spire appelle, son « inconscient ». Il s’agit des normes et pratiques des agents, notamment celles permises pas l’existence d’une sphère d’incertitude au sein de l’administration. Cette contribution illustre la portée heuristique de croiser l’histoire et l’ethnographie pour analyser toute activité sociale. Ainsi, l’histoire est abordée comme une « histoire objectivée », c'est à dire celle accumulée dans les institutions et les textes définissant leur fonctionnement. Mais cette dimension reste incomplète si on ne prend pas en compte « l’histoire incorporée », celle qui est à l’œuvre dans les pratiques des agents. Ainsi, le rapport de domination entre les fonctionnaires de préfectures et les étrangers s’inscrit dans ces deux dimensions, et se trouve en cela réactivé en permanence.

La contribution de Florence Weber « Une enquête dans l’histoire. Le travail à coté, apogée d’une culture ouvrière européenne » propose de questionner la prise en compte du temps à partir de sa magnifique enquête réalisée dans une petite ville industrielle des années 1980[2]. Son travail de recherche est intéressant ici car, partant d’une monographie d’usine consacrée au hors-travail, dans un souci d’approfondir ses conclusions elle a souhaité « élargir le cadre spatial et temporel de son travail ethnographique en abordant la monographie d’une pratique ouvrière : le jardinage en Europe au XXème siècle »[3]. Depuis, les travaux en sciences sociales consacrés aux cultures populaires du XXème siècle lui permettent d’affirmer a posteriori qu’elle avait observé l’apogée d’une culture ouvrière aux dimensions européennes. De la même façon qu’a cherché à le faire Alexis Spire, Florence Weber à souhaité « remonter en arrière pou analyser la genèse des pratiques observées ». Le jardinage ouvrier lui a donné un point d’entrée parfait pour comprendre l’évolution des cultures populaires européennes au XXème siècle. Il apparaît comme la convergence entre les valeurs liées au paternalisme et la volonté des femmes de contrôler les activités de loisirs des hommes, en même tant que le moralisme gagne les familles populaires. L’enquête de Florence Weber a lieu au tournant du rapport de force entre le monde ouvrier masculin et les entreprises de Montbard. Au début des années 1980 les ouvriers ont de bonnes conditions de travail, leur permettant de s’investir pleinement dans un travail à-côté, d’accéder à la propriété. La période qui suit est marquée par la « déstabilisation des stables », remettant en cause les acquis de ces ouvriers qui sont une main d’œuvre d’autant plus abondante qu’elle est moins demandée. Son travail de mise en perspective historique lui permet ainsi d’expliquer la genèse et la remise en cause d’une culture populaire sur le temps long, ce que ne permet pas un travail ethnographique centré sur l’ici et le maintenant.

Dans « Les historiens et la tentation ethnographique » Catherine Omnès revient sur le tournant de l’histoire sociale dans les années 1970, tournant qui est marqué par la rencontre de l’histoire et de l’ethnographie. Alors que les historiens étudiaient traditionnellement les contextes historiques longs à partir des archives, des institutions ils ont fait une histoire qui partait des individus ordinaires. Ce renversement de perspective est initié par l’historien anglais Thompson[4]. Il définit la classe à partir de la conception et les expériences des individus qui s’y réfèrent. La volonté de faire une histoire des femmes anime également le rapprochement entre histoire et ethnographie en imposant une nouvelle historiographie. Ces nouvelles préoccupations se confrontent aux sources possibles pour mener un travail d’ethnographie historique, alors que les sources « traditionnelles » sont produites pas les institutions, les dominants, les hommes. Trois voies principales existent et sont parfois combinées pour aborder les angles morts des sources historiques. Tout d’abord le recours à des sources biographiques, comme l’a fait Catherine Omnès à partir des dossiers d’ouvrières parisiennes au cours du XXème siècle. Ce travail permet un va-et-vient permanent entre l’individu et le collectif, le qualitatif et le quantitatif, le temps long et court. La seconde consiste pour l’historien à s’impliquer personnellement dans sa recherche, en menant une observation participante complétée par un travail à partir d’autres sources de manière à resituer son terrain dans une dynamique historique. Enfin, il s’agir d’aborder les sources de façon fine et de les soumettre au crible pour déchiffrer le message explicite ou caché. L’image est un élément central dans cette démarche. Ces trois voies redéfinissent les frontières entre histoire et sociologie en reposant sur une fécondation mutuelle. Cet enrichissement mutuel est au cœur des contributions de cet ouvrage fort instructif qui permettra de mieux comprendre les sciences sociales d’aujourd’hui.

par Benoit

[1] Spire A, Etrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), 2005, Grasset, Paris.

[2] Weber F, Le travail à-côté. Etude d’ethnographique ouvrière, 1989, INRA-EHESS, Paris

[3] Weber F, L’honneur des jardiniers. Les potagers dans la France du XXème siècle, 1998, Belin, Paris.

[4] Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, 1988 (1ère ed. 1963), Gallimard/Seuil, Paris.

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