J'ouvre les yeux. Je suis devant ce qui n'est à personne, ne sera à personne. Je ne peux plus imaginer de barrières ni de murs. Je suis en contact avec l'air, je suis dans la beauté immédiate.(…)
La couleur m'emporte, m'abolit. Comme si j'étais né à cette instant même, sans père ni mère, mais réellement apparu devant la mer et le ciel, mais ce n'est pas moi qui nomme cela, qui utilise cela par mes paroles ou par mes rêves. Devant l'espace, je cesse et je disparais, et c'est la mer qui me donne ma vie, mon être. Les questions se taisent. Ce n'est pas la raison, ni le doute, ni même le désir de ne faire plus qu'un avec l'espace, qui me font comprendre la nécessité de cette disparition de ma personne... Ce que je dois savoir ne peut venir de moi vers le monde : mais au contraire, du monde vers moi, pourvu que je puisse rester les yeux ouverts. (…)
Tant d'hommes, tant d'animaux ont vu cela, jour après jour. Mais leur regard n'a pas laissé de traces. Ils étaient seulement dans l'histoire de la vie, pour bouger, pour aimer, pour mourir. C'était cette beauté, ici même, nette et précise, la beauté que l'on voit et qui vous voit, la seule vérité dans la lumière qui ne peut s'éteindre…
(...) Tout se rencontre et se touche. Le regard qui vient du monde trouve le regard de mes yeux, éclaire avec le soleil. Le regard n'est pas mon regard, il ne m'appartient pas. C'est un regard unique, où sont joints tous les regards du monde…
Et tout à coup on trouve dans la foule un homme (…) Il vous regarde en retour, si profondément qu'il va au delà de vos pensées, jusqu'à votre cœur, là où vibre votre propre clarté. Il vous regarde, ne vous juge pas, parce que le monde auquel il appartient est plus grand, plus durable que les appréciations des hommes.(...) Quelque chose vit dans le visage de cet homme. Quelqu'un y habite. Il est la personne même, l'invincible présence de la personne.(...)
La beauté est ailleurs. Elle est là, simplement, offerte aux sens, libre et sans limites comme le ciel, transparente aussi. Pour voir cela il n'est pas nécessaire d'être en ascèse ni en religion. Pour voir cette clarté, il suffit de regarder. Mais il faut que le regard se libère de ses habitudes, et que l'esprit s'ouvre vraiment, sans rien qui retienne ou protège (…)
Parfois on rencontre ceux qui sont simples. On voit leur lumière, on sent la pureté de leur souffle, la netteté de leur regard. Alors c'est comme si quelque chose cédait enfin dans ce réseau infini de protection et d'interdiction qui nous entoure, comme si une brèche s'ouvrait enfin dans ce mur compact qui nous isole...
Extraits d'un livre de Le Clézio - "Un inconnu sur la terre".
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