Lambert Schlechter, on le sait, possède deux manières : la première avec des pages pleines qu’il écrit au jour le jour et qu’il rassemble dans des volumes comme le dernier paru : « Je n’irai plus jamais à Feodossia »1 (Tinbad) où il fait montre d’une écriture élégante et déliée. Et la seconde où il cisèle des poèmes toujours de la même taille, forme fixe à laquelle il s’est particulièrement attaché : le neuvain. A savoir neuf vers assemblés semblablement : quatre distiques et un vers final, souvent solution ou morale, chute en tout état de cause. Ainsi pour continuer le titre un peu abscons, cette suite et fin :
il ne fait que chanter
et il n’y a rien à comprendre
sa mélodie te ramène à l’essentiel.
Or, dans ce périmètre contraint, il est capable d’exprimer la même chose que dans une page complète à trois choses près : sobriété, concentration et densité. (Ce qui n’est pas l’inverse de l’autre manière, bien sûr, mais c’est ici la loi du genre court et ramassé).
Voilà comment l’auteur définit lui-même le neuvain : un gavroche haïku ; et aussi avec ironie : une prosaïque phrase / cisaillée pour faire poésie … Il ventile comme toujours des sujets très divers, cependant reviennent la vieillesse et la fin, sans amertume ni tristesse, l’amour, souvent pour en déplorer la disparition, à quelques exceptions près :
j’ai été miraculé de te connaître
mon regard ébloui par toi à jamais…
On reste dans une nostalgie presque gaie, une mélancolie douce et fière, tant et si bien que ces neuvains, parfois en anglais, voire en italien, se lisent avec plaisir et bonheur, d’autant que chaque page est illustrée en vis-à-vis par les dessins lumineux de Lysiane Schlechter.
1 Editions Tinbad, 2019.
Jacques Morin
Extrait :
ça vient pas du dehors, c'est dedans
logé dans le corps depuis le tout début
comme une minuscule énigmatique molécule
claquemurée quelque part dans le système
je ne sais où mais la sens tout le temps
au creux du genou, au bout du petit doigt
dans la tête, dans les testicules, dans le cœur
préparant lentement patiemment
inexorablement le big bang de la fin
(p. 24)
Lambert Schlechter : Mais le merle n’a aucun message, Dessins de Lysiane Schlechter, Éditions Phi, 2020, 104 pages, 22 €.