En écho à l’hommage proposé par Cyril Anton, cette sélection de textes qu’il a faite dans l’œuvre de Jude Stéfan.
Par désespoir de l'amour qui n'est
pas échu Par désespoir de la mort
qui déjà m'a prévu Par désespoir
du sexe qui nous fut à charge Par
désespoir de l'homme qui n'est que
misère Par désespoir du temps qui
n'est que poussière Par désespoir de
l'art qui n'a pas visité Par dés-
espoir de l'âme que l'on n'a pas
trouvée Par désespoir de soi qui
ne sut que honte Par dés-
espoir du suicide qui n'est qu'
alibi Par désespoir du monde
illusion Par désespoir où s'en-
fouir ? Dans l'étude par oubli
dans le stupre par malchance mais
dans la mer pour s'y laver
(Extrait de Cyprès, Gallimard, 1967)
*
Je te lègue inconnu avec mes vices
Ma vertu et mes ossements. Mes vices
pour désespérer de mourir vivant
furent l’ennui la hargne et le rire
(dors donc enivre abêtis ta carcasse)
ma vertu un sourire de jeunesse
le culte des filles et ce crachat sur
l’humain. Quant à mes os blancs qu’ils te prouvent que je ne fus comme tu nais
que chair animée voix émue d’organes
telle que cri de chien se perdant au vent
(« Testament », extrait de Libères, Gallimard, 1970)
*
1 ciseau, ciseaux – le rémouleur gagne-petit passe dans la rue des enfances -, ciseaux, couteaux…
2 scissors < scissus, caesus, coupé, coupez !
3 ciseler : emprunter à soi-même ses extraits
4 le censeur-poète coupe dans le texte tout ce qui serait faible, convenu, poétisable, tout le mauvais, tel le chirurgien
5 couper le souffle en bout de vers, le râle en bout de vie
6 couper court à toute effusion (ou « lyrisme »)
7 la tourne & la coupe
8 un style coupant plutôt que coupé
9 affiler l’ancien vers
10 ciseler la matière brute du langage, mais dans « l’art contre l’art »
11 ainsi tel poème dans sa verticalité pourra ressembler à une caresse pendue à un croc de boucherie après dépeçage
12 l’ancienne coupe : un repos ménagé entre les mots ; la nouvelle : une accélération des images, un chevauchement des pensées neuronales
13 l’enjambement entraîne alors la coupe à l’intérieur même du mot, comme pour précipiter au vers suivant, en produisant soit un effet physique de mouvement ou geste, soit mental de sensation, par saut, trébuchement jamais gratuits – non pour laisser attendre une pensée grandiose comme dans la poésie épique latine, mais pour en aplanir en la prose d’un discours suivi – prorsurm ! En avant quand même !
14 d’où les prosopées, des proses de paroles versifiées
15 ce rejet, c’est aussi le rejet de la convention inscrit dans la pratique même de contradiction (le dire ci-contre)
16 cet enjambement, c’est aussi l’enjambement à travers les siècles, ressauter en arrière vers Scève ou Jodelle, en avant vers l’Inédit, contre tout historisme linéaire ou messianique
17 cut-up de Burroughs, « Effacements » de Vachey : « (jamais compris le mot être) », « découpages » de Reznikoff, aussi bien que trous de Fontana dans la toile, tmèses de Dotremont ou affiches de Villeglé – tout cela dans le second demi-siècle (la guerre intérieure après la guerre armée) fut donc guidé par la main même d’Atropos l’inflexible, l’indétrônable, animant celle de l’artiste condamné de naissance à œuvrer en une sorte de vengeance : montrer, dire, revendiquer (*deik) à l’aide de gestes son sort fatidique.
(« Le Ciseau d’Atropos », Revue de littérature générale 96-2, POL, 1996)
*
…je sens je sens geler
Mon cœur, mes sens…
JODELLE
Même il m’est quelquefois arrivé de manger
Le berger
LA FONTAINE
Dès lors je me suis baigné dans le poème
De la mer
RIMBAUD
…par l’escalier
Dérobé
HUGO
Mais tout n’est pas détruit et vous en laissez vivre
Un
RACINE
Ast ego quae Divium incedo Regina Jovisque
Et sonor et coniux
VIRGILE
Et mediis properas Aquilonibus ire per altum
Cruedelis !
VIRGILE
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte
LAMARTINE
Le feu dans la cheminée où nichent les hi
Boux
J. RISTAT
Qui me rendrait aveugle quand j’
Ecris ?
D. ROCHE
Nuestras vitas son los rios
Que van a dar en lar mar
MANRIQUE
Forse perchè delle fatal quïete
Tu sei l’immago, a ma si cara vieni,
O sera !
FOSCOLO
La notte, che tu vedi in si dolci atti
Dormire
STROZZI
(« Le Ciseau d’Atropos », Revue de littérature générale 96-2, POL, 1996)
choix de Cyril Anton