nātha vedyakṣaye kena na dṛśyo'syekakaḥ sthitaḥ |
vedyavedakasaṃkṣobhepyasi bhaktaiḥ sudarśanaḥ || 8 ||
"Maître !
Pour qui donc n'es tu pas visible,
toi seul présent, quand l'objet disparaît ?
Mais pour les amoureux tu es facilement visible
même dans l'agitation du sujet et de l'objet !"
Utpaladeva, Hymnes à Shiva, I, 8
Dieu est l'essence réelle, l'existence de tout ce qui est réel, et même de ce qui est imaginaire. Il est aussi la lumière qui éclaire l'absence de telle ou telle chose. C'est grâce à lui que je sais que mes pensées apparaissent et disparaissent. Et c'est lui qui se manifeste librement ainsi.
Mais d'ordinaire, "tu n'es pas visible tant que l'objet est visible". Pourquoi ? Parce l'attention est alors comme captivée par l'objet. La conscience se manifeste comme objet, par exemple le bleu, et s'oublie dans cette manifestation. Afin de rendre la conscience "visible", il faut donc faire disparaître l'objet. Cela est possible de manière volontaire, par le yoga, ou spontanément, à la fin d'une pensée, d'une respiration ou de l'état de veille. La conscience absolue est "ce qui reste" quand tous les objets ont disparu, de même que la disparition du soleil rend les étoiles visibles.
Mais en réalité, la conscience est toujours visible, car elle est ce sans quoi rien n'est visible ou invisible. Seulement, je regarde dans la mauvaise direction, vers le dehors, vers l'objet, là où je ne verrai que des fragments de cette lumière sans limites. Je vois les vagues et je ne prête pas attention à l'océan. Je dois donc laisser mon regard s'ouvrir, mon attention se dilater, se détacher de l'objet, se déshypnotiser et revenir à l'infinie limpidité, comme quand mon attention revient des détails d'une chose à sa totalité. Mais ce faisant, je dois rester dans la foi, une foi obscure, car je ne verrai rien de distinct quand je verrai cette lumière en qui tout apparaît. Je dois habituer mon regard à cette lumière si éblouissante qu'elle est d'abord prise pour les ténèbres. Je dois m'abandonner en amoureux confiant.
Dès lors, il n'est plus nécessaire de faire disparaître l'objet. L'objet est manifestation de la conscience : comment pourrait-il la rendre invisible ? Le reflet est manifestation du miroir : comment pourrait-il le cacher ? La vague est manifestation de la mer : comment pourrait-elle le recouvrir ?
Je peux donc te voir en retournant mon attention (antarmukhatvāvasthāyāṃ "dans l'état tourné vers le dedans", dit Kshemarâja), quand tout objet a disparu. Mais je peux aussi te voir en présence de l'objet, car la présence de l'objet est ta présence, comme un arc-en-ciel dans l'espace. Quand mon attention se retourne, tu es présent à l'état pur, absolu, abstrait de tout, toi seul (ekakaḥ=kevalah). Mais les amoureux, même déchus dans le samsâra, te voient facilement (sukhena), car ils se laissent envahir et posséder par toi. Ils savent que tout est toi, sujet et objet. L'amoureux est délivré de la nécessité de faire disparaître l'objet : l'union, l'état de yoga, est donc facile pour lui ou pour elle. Le Tantra originel, le Tantra suprême (śrīpūrvaśāstre=mâlinîvijayottara), l'affirme clairement : "Le moyen de s'affranchir s'obtient sans effort" (anāyāsalabhyam), c'est-à-dire par amour pur, désintéressé, totalement abandonné, dans une foi obscure qui s'en remet à l'intuition la plus profonde, la plus immédiate.