Saint Luc, détail du tableau de Van der Weyden Saint Luc dessinant la Vierge (1435)
Le Royaume, roman d'Emmanuel Carrère, est un de ces gros ouvrages où l'on plonge avec délectation, sachant qu'au fil de ses 630 pages, on découvrira tout un univers, comme en plongée ; on ne lit pas seulement, on vit... et lorsque l'on tourne la dernière page, il faut un petit temps pour revenir au présent.
La première partie, qui raconte les trois ans durant lesquels l'auteur a cru, ou plutôt voulu, devenir chrétien, avait tout pour m'agacer, et surtout me rester parfaitement étrangère, partagée entre ironie et consternation.
Mais la seconde, c'est autre chose : elle se présente comme une "enquête", et l'on songe immédiatement à Hérodote, son insatiable curiosité, sa volonté de comprendre l'autre, le lointain. Et c'est effectivement un travail d'historien, ou de biographe qui s'offre à nous. Carrère a choisi un alter ego, qui lui donne le fil de son enquête : un certain Luc, un médecin macédonien qui va accompagner Paul dans ses pérégrinations à travers le monde grec, romain et juif, une trentaine d'années après la mort du Christ. En somme, un écrivain qui suit un autre écrivain, lequel accompagnait un étonnant orateur... Et là, plus vraiment de religion, plus de bondieuserie en tous cas, mais une peinture vivante, passionnante, de ces tous débuts du christianisme, dans la Grèce sous tutelle romaine mais restée profondément grecque, parfois plus ou moins séduite par le judaïsme aimable de la diaspora ; dans la Rome de Néron, puis de Titus et de Domitien, si tolérante envers tous les dieux étrangers, mais que la violente révolte des Juifs finira de convaincre que ceux-ci sont de dangereux terroristes ; et dans ce chaudron incroyable qu'était la Jérusalem du 1er siècle, juste avant qu'elle ne soit rasée...
Et les personnages se mettent à vivre, bien loin des images pieuses qu'en ont donné les écrivains postérieurs et les peintres. Si Luc, en lequel Carrère s'identifie le plus souvent, est un homme raisonnable, instruit, modéré, curieux de tout, Paul apparaît bien souvent comme un extrémiste furieux, intolérant, n'aimant rien des plaisirs de la vie... En rupture avec le judaïsme, il était haï - c'est peu dire - par les autres pères fondateurs, restés eux fidèles à la Loi, qu'il s'agisse de Pierre (et il est assez ironique de considérer que ces deux-là sont souvent associés), ou de Jacques qui fut peut-être le frère, pas très malin, de Jésus... Tous, en revanche, étaient également vilipendés par les Juifs qui se méfiaient comme de la peste de cette secte extrémiste !
Carrère n'hésite pas à se mettre en scène lui-même, en contre-point ; il nous montre ses interrogations et ses hésitations d'enquêteur, ses reconstitutions et ses hypothèses... et l'on se surprend à quitter avec regret cette époque étonnante et foisonnante, multiple et tellement dangereuse !