Tout d’abord, un beau livre. Notes, pages de carnet, citations de toutes sortes, réflexions centrées sur les rapports du poète au réel, sur le langage dans ses rapports aux choses de la terre, l’acte de regarder, de voir, sur l’acte même d’écrire, de lire, sur le désir, sur l’expérience intérieure et ‘l’expérience extérieure’. La prose impose ici ses manières, mettant de côté les ressources du mètre, des rimes, de l’agencement des sonorités, de cet ‘obscur’, si souvent métaphorisé, dont parle Char et qui s’infiltre presque fatalement dans le poétique depuis Rimbaud et Mallarmé. Bref, nous sommes loin de Dans le leurre du seuil d’Yves Bonnefoy, loin du lyrisme souvent si finement mathématisé et ‘blasonné’, de Gérard Titus-Carmel, loin des quanta comme des sonnets d’Eugène Guillevic ou des riches compactages de Bernard Noël, loin de cette ‘illisibilité’ que prônait Dupin et que Fourcade pousse souvent à de nouvelles et revigorantes limites.
Mais le poème, on le sait, n’existe jamais, malgré parfois les apparences, pour contraindre : il installe liberté, ouverture, possible, infini, n’obéissant par principe à nulle orthodoxie absolue. Ce long poème qu’est La face nord de Juliau qui s’étend sur deux années de méditation inscriptrice ne dépend pas d’une forme telle qu’on la conçoit conventionnellement. Certes, il offre ses rythmes énonciatifs, ses variations phrastiques, ses ellipses, ses ruptures et ses reprises, ses modes de continuité, d’insistance, d’obsédant approfondissement, éléments que nous sommes libres de quantifier si le cœur nous en dit. Mais il y a d’autres angles sous lesquels on peut concevoir la notion et l’acte de la forme. Dans un brillant essai ‘cerisyen’ consacré à l’œuvre de Dominique Fourcade Henri Scepi écrit : ‘Prise dans l’immanence, lovée au cœur des choses et des êtres, la forme est ce qui est censé se dresser, se dégager des circonstances et des situations de l’existence. Elle est vouée à apparaître dans le poème [mais loin] des esthétiques de l’analogie et de la transposition’. Certes, Pesquès n’est pas Fourcade; La face nord de Juliau est loin de Xbo ou laisses. Mais son long poème surgit, passionnel, obsessif, obéissant à ce que Scepi appelle ‘l’inchoativité spécifique du geste poétique’, travail comparable à celui de l’artiste de Lascaux, cher à Fourcade, d’ailleurs, face à sa paroi-page, déployant, écrivant-réécrivant, inlassablement, implacablement, le poème d’un désir voyant-aveuglant logé au sein d’une energeia excédant tous les signes de son inscription.
‘L’incessante origine’ dont parle Nicolas Pesquès, site de l’innombrable, ‘espace ayant été plus sa surprise’, voici ce qui provoque ce double désir, d’échange, de symbiose, de simple caresse de ce qui est là, donné, d’un côté, ‘désir d’écriture’, de l’autre, ‘vers la nudité et vers sa fabrication’, ajoute-t-il. Fondé par un instinct d’appartenance, d’interpénétration, d’unité, le poème reste hanté par le sentiment d’une délusion que vit l’acte d’écrire, rétablissant distance, confirmation de ‘l’autrement’ du réel, de son noli me tangere, là où, simultanément, une proximité presque palpable semblait faisable. ‘Seul le flux est souverain’, lit-on plus loin, ‘seules ses traversées nous importent’ : le poème s’avère mouvement, rythme, inaboutissement, sans rien ‘boucler’, sans enfermer ‘tous ces moi dans une possibilité d’histoire’, sans ‘sujet’ même, et ainsi sans aucune possibilité de clôture, de sens réducteur, de limite. Le sentiment reste central de la vastitude de ce qui se passe, ontologiquement, au sein de l’expérience d’être-au-monde. Pesquès cite Novalis qui souligne à quel point ‘tout parle dans des langues infinies’ lorsqu’on a l’audace d’écouter le murmure, le cri, le tumulte et le silence de ce qui ne cesse de surgir, de s’originer. Mais écrire poétiquement oblige à relever le défi de cet ‘impossible’ qui, précisément, ‘doit être partagé’. Regarder la face nord de Juliau, le voir, s’avère pris dans un prolongement indéfiniment multiplié de son geste, pris également dans ce qui, dit Pesquès, ‘demeure une stricte histoire de langage’, la connaissance étant toujours ‘une affaire de grammaire’ ajoute-t-il citant le poème de Rimbaud – connaissance qui, quoique comprise comme ‘illusion’, reste pourtant une illusion ‘au sens de bienfaisance’. C’est ainsi, dirait-on, que l’élégiaque du poème devient synonyme de ‘consolation artificielle. / Dans l’épreuve du que ça, que ça’. Et je pense ici à Jean-Paul Michel qui insistera toujours sur la haute pertinence et même le devoir à assumer des ‘effets d’art’ face à l’énigme de tout ce qui est, Pesquès lui-même parlant des ‘effets de colline’ et du ‘désir de ces effets’.
Le recueil finit par un aveu, d’une immense expérience qui semble, dirais-je, confirmer quelque part ce que l’on peut considérer comme la fragilité, la relativité – je ne dis pas l’inutilité, le manque de pertinence, car nous sommes des êtres curieux, heureusement et splendidement inquisitifs (La face nord en est l’éclatante preuve) – de nos doutes, nos craintes, nos anxiétés dans nos rapports à la fois à l’existence brute et à notre inscription de notre expérience de cette existence. Cette ‘expérience extérieure’ – à la fois très personnelle et, pourtant, comparable à d’autres expériences évoquées par d’autres auteurs – Nicolas Pesquès la distingue de notre conception habituelle d’une expérience du monde et de ‘l’expérience intérieure’ dont nous parle Bataille. Elle est, dit-il ‘le sentiment que tant de choses et de gens, tant de vies croisées, simplement résultent et passent’. C’est ‘comme un miracle normal – à sa place’, simultanément inattendu et justifié, souligne-t-il, sans ‘aucun coefficient esthétique ou moral’, se passant de langage, un moment où ‘le dehors cesse d’être intraduisible [et] devient une incompréhension lue par tous les sens soudainement aux aguets’. Le désir ne joue pas de rôle ici, mais le moment ‘provoque une ivresse profonde et passagère d’une grande clarté’ où la mort semble parfaitement intégrée à la vie qui s’offre comme ‘admirable’. Au cœur de ‘l’organicité’ du monde tel que senti, Pesquès éprouve une ‘porosité générale qui désidentifie’, ce qui, tout en paraissant effacer ‘nos conceptions de l’intime’, autoriserait un sentiment d’amour en quelque sorte, dirais-je, transcendant dans ce ‘monde de liens’.
On trouvera chez Bonnefoy, chez Jaccottet, chez Sallenave, chez d’autres poètes encore, et, bien sûr, dans les écrits de médiums et de voyants de toutes les langues, des pages comparables. Comme écrit Nicolas Pesquès lui-même, l’expérience fugace, intouchable de l’intraduisible, de l’impossiblement dicible, voilà précisément ‘ce que travaille la poésie’.
Michaël Bishop
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau. Dix-sept, Dix-huit, Flammarion, 2020, 198 pages, 18€