(Hommage) à Jude Stefan (1er juillet 1930 - 11 novembre 2020), par Cyril Anton

Par Florence Trocmé


Jude Stefan : Une Hantologie

Silence : c’est bien dans cet habituel et assourdissant silence que nous apprenons la fin d’un poète, non pas la mort d’un homme, mais bel et bien la fin d’une langue – dite et voulue étrangère – que le poète emporte avec lui et dont il ne restera que peu de pratiquants. Ainsi, le Jude a disparu, laissant à la concentration des médias (verticale et horizontale) et à leur concertation hasardeusement déplorable le soin d’embaumer une langue singulière avec rite silencieux, à coup de flashs plus ou moins exprès oubliés eux – aussi dans l’instant de la publicité qui les suit. Jude Stéfan, qui hésitait à voir le XXIe siècle se moquerait bien – et avec raison – de ces états d’âme et de mes quelques mots. Mais qu’il nous laisse tranquilles de saluer ses poèmes « bons à rien » tout en nous excusant de ne pas être à la hauteur de ce que « la communauté des solitaires » (Quignard) lui doit.
Jude aima être l’Obscur du moins par le scandale, et Néfaste, par l’anagramme de Stéfan (qu’il doit au Stephen Dedalus de Joyce). Frère d’incompatibles de Michaux, de Cioran, et de Rimbaud, écrire fut d’abord écrire contre : écrire contre Jacques Dufour (nom de naissance) à l’aide de Jude Stéfan, et avec Jude Stéfan écrire contre les poètes et une impossible poésie, écrire contre la vieillerie et la répétition chancelante ; jamais épigone, toujours dans un après où peut-être enfin vivre, c’est-à-dire avec et contre Mallarmé et Ponge, mais aussi contre soi, contre les solitudes où tout moisit, près des latins et loin des anciens d’aujourd’hui, frère du « pas gagné », proche de Jean Ristat, de Philippe Beck, et de Bernard Noël. 
Son entrée en publication, il la doit aux Cahiers du Sud de Jean Ballard qui publie ses Stances sous le nom de Jude Stéphan pendant l’hiver 1965, entre Raymond Jean, Jean Tortel, André Robin, Gérard Arseguel, Joseph Guglielmi ; à Maurice Blanchot qu’il avait lu avec ferveur et qui tendit le manuscrit de Satires aux mains de Georges Lambrichs qui dirigeait alors la collection ‘Le Chemin’ aux Éditions Gallimard, le recueil fut égaré par Jean Paulhan, mais c’est là, dans ce cercle dirigé par Michel Chaillou qu’il rencontra Jean-Philippe Salabreuil, Jacques Réda, compagnons d’entrelectures, puis Michel Deguy, Jacques Borel, Ludovic Janvier , Jean-Loup Trassard, et Pierre Lepère. La suite est connue de toutes ses biographies : poèmes (pour la plupart aux Éditions Gallimard) et également répartis : des nouvelles ou des faux journaux ainsi que des aphorismes aux Éditions Champ Vallon et au Temps qu’il fait.
Toute son œuvre rend caduque l’opposition entre émotion et intellect, que ce soit ménipées, povrésies, faux journal, prosopées, curriculum mortis, scholies, sa poésie hétérométrique où le vers se noie dans la prose fait encore acte de refus, demeure nuisible à l’ordre des choses. Le classer dans le lyrisme critique de Jean-Michel Maulpoix ? Ou bien dans le Néoclassicisme selon Pierre Alferi qui est proche du Jude ? Voisin en cela du Jacques Réda le plus moderne ? Pourquoi pas… Mais ces trois derniers petits points de suspension pour vider ces tiroirs et encaissements qui, s’ils sont utiles pour découper des périodes et des avancées, demeurent nébuleuses pour Jude Stéfan, dandy aigu et baroque qui écrivait sa vie en formes, avec cette voix perdue, de son vivant, de sa mort, avec cette libère stéfanique à jamais irréconciliable avec les conciliabules théoriques.
Que nous laisse-t-il ? Que la poésie n’est qu’une désinvolture honteuse et pourtant une éclaircie, tout comme l’amour, l’érotisme, les fleurs, les arbres, le sport, la sieste ; que Catulle portait une casquette des Leakers ; que le sexe pouvait intervenir en poésie sans Jocrisse ; que de Sollers à Laures les amantes il n’y avait césure mais enjambement ; que la compagnie des hommes est compagnie de la mort et que seule la prose peut corriger ce tir ; qu’il faut lire au moins dix ou quinze ans de poésie avant d’oser y entrer ; que les angelots de la rhétorique et de la poésie pouvaient porter cornes rouges, que l’alexandrin faisait onze vers, et que le vers était pris dans la prose du monde (Hegel) ; qu’il fallait rester « absolument moderne », avec un lyrisme aussi bas que le ciel ; que le rire n’est ni jaune ni noir ni stupide, mais contre. Pour détourner Properce, qu’il est doux en poésie de changer d’esclavage afin que la vie nous laisse un peu de corde. Que nous reste-t-il de Jude Stéfan ? Qu’a-t-il voulu nous dire ? Que les langues mortes et les langues vivantes parlent ensemble. Que Horace parle l’anglais le plus dialectique. Que par la porte Poésie on entre en résistance armé d’un désespoir qui, par rires et charité, trouble et fait trembler la vie telle qu’elle nous est imposée et qu’il faut la faire sortir avec force dynamismes du dictionnaire où tout se meurt, comme l’être dans le fond du nom propre.
Être né : voilà le drame à sauver en quelques actes dérisoires ; briser ce tourment avec ce fond de lumières qu’on appelle « poèmes », voilà la chute.
Contrairement à ses compagnons de plumes et de génération (Deguy, Roubaud, Roche) Jude Stéfan s’est tenu à l’écart de beaucoup de manifestations et de lectures ou entretiens publics. Ce qui, sans verser dans une naïveté d’interprétation, s’accommode de sa vision d’une survie par l’écriture, toutes les deux actes assez honteux, l’un comme l’autre. Mais pourtant écrire, et avec lui, ce qui suit, mot après mot : il faut vivre mais ne pas écrire, toutes les plumes mènent à la charogne.
« J’ai expulsé le ver. Quitté mon dernier compagnon de viscères. Comme on règle ses dettes avant de disparaitre. Par propreté ». (Extrait de Faux Journal)
Jude Stéfan, qui n’a jamais existé, n’est donc pas mort à Orbec qu’il n’a jamais habité. Ceci est un fait divers qu’il aurait aimé lire.
La vie est le crime parfait.

Cyril Anton

NDA. Beaucoup d’informations ici tirées de trois ouvrages et d’une émission :
« Jude Stéfan, Rencontre avec Tristan Hordé », Argol, 2005
« Jude Stéfan, le festoyant français », actes du colloque de Cerisy, Béatrice Bonhomme et Tristan Hordé, Honoré Champion, 2014
« Jude Stéfan », Michel Sicard, Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1994
« Jude Stéfan au bon plaisir d’Orbec », France Culture, 1999 ; disponible à cette adresse 
On peut lire aussi des deux notes critiques de Cyril Anton parues en 2004 dans le CCP, indisponibles sur internet et augmentées d'extraits, en cliquant sur ce lien..
On peut visionner cette rare vidéo de Jude Stéfan
commentaire de Jude Stefan sur la photo :
"A cette tradition toujours pas obsolète (être figé dans l’inanimé menaçant - au bout d’une décennie, un disparu ; au bout de deux, trois, etc.) j’essayai d’échapper le plus possible, si elle tombait sur les heures personnelles, sauf à ne vouloir désobliger les élèves quand ils insistaient par trop ; je n’en ai donc conservé aucune. Une exception : dans une seconde (1990-1991) quatre élèves, les plus modestes de niveau (on les dit « en difficulté » sans doute pour les encourager ! ) tinrent à m’entourer, l’une la main placée à mon épaule, l’autre la sienne passée à mon bras : j’en ai l’air assez flatté, mal rasé, une pochette et un foulard de fantaisie, les mains dans les poches du veston de velours, le tout sur un fond de peupliers et devant un banc peint en rouge - sang de boeuf : qu’elles soient remerciées de leur gentillesse et de leur simplicité !"
(photo sont tirée de "Jude Stéfan, Une vie d'ombres"