« Pour comprendre l’attitude de certains critiques comme de certains éditeurs tant étrangers qu’italiens, il faut savoir qu’éditeurs et critiques sont fréquemment eux-mêmes des écrivains ; lorsque l’on sait cela, on s’explique mieux pourquoi certains écrivains et poètes de valeur ne sont jamais publiés ou sont mal publiés et ne voient jamais leurs livres exposés dans les vitrines des libraires. Et, quand l’éditeur n’est pas écrivain lui-même, il est toujours entouré par les soi-disant « lecteurs » qui sont des espèces d’éminences grises — « lecteurs » qui sont aussi des écrivains plus ou moins ratés et qui éprouvent instinctivement, inconsciemment, automatiquement, le besoin de laisser dans l’ombre tout ce qui possède une valeur réelle. Plus cette valeur est grande, plus on la laisse dans l’ombre ; et, par contre, ces mêmes lecteurs conseillent à l’éditeur qu’ils assistent tout ce qui est médiocre, dénué de valeur véritable, ennuyeux, tout ce qui se conforme aux lieux communs, aux modes, et au « soi-disant »goût du public, goût qui ne possède qu’une existence théorique. En ce qui concerne l’expression : écrivain raté ou artiste raté, il convient de ne pas oublier que je n’entends pas désigner par là un écrivain inconnu ou peu connu, pas plus que je ne fais allusion à une absence de réussite financière ; un écrivain — ou un artiste — peut très bien être très connu, gagner beaucoup d’argent et être tout de même un raté et, dans ce cas-là, il sent bien que ce qu’il fait ne mérite pas ce qu’il en obtient et, ainsi, il ne peut connaître aucune sérénité ni porter aucun jugement sincère. Moi qui suis le contraire par excellence d’un raté, je n’ai jamais éprouvé d’envie à l’endroit de personne, même du temps où j’étais inconnu ou peu connu et où je ne gagnais que peu ou pas du tout d’argent. Évidemment, lorsque je constate qu’un individu dénué de valeur est magnifié dans la presse et gagne beaucoup, je suis indigné; mais il n’y a là aucune envie : il ne faut y voir que mon sens de la justice. Tout comme je m’indigne lorsque je vois des artistes de valeur tenus à l’écart. »
- Giorgio de Chirico - (1888-1978) Mémoires, éditions Flammarion.