Les émotions sont-elles un mal ou un bien ?
Le shivaïsme du Cachemire affirme que les émotions ordinaires peuvent mener à l'absolu, compris comme émotion absolue et universelle.
Mais comment-est-ce possible ? A première vue, l'émotion alimente l'émotion. Comment pourrai-je éteindre un feu en y versant de l'huile ?
Abhinavagupta explique que l'émotion est un lien quand elle manque d'intensité et quand elle est vécue dans l'ignorance de sa véritable nature. Si je relie l'émotion, par exemple la colère, à mon seul Moi social avec ses ambitions mesquines, alors cette émotion alimente la mécanique de l'aliénation, le karma. Mais si je suis informé que l'émotion est la vibration de la conscience universelle et que, plein de dévotion, j'y plonge de tout mon être et de toute mon attention, alors l'émotion entre en expansion et révèle son fond de vibration d'extase silencieuse, par-delà bien et mal. Le cœur de toute expérience est émotion, mouvement. Et le cœur de toute émotion est félicité, vibration, délectation, joie, tsunami, frémissement, pulsation, élan, extase, création, liberté, émerveillement.
L'émerveillement (camatkâra) est l'essence de toute expérience, mais il est d'ordinaire caché par un voile d'indifférence. Abhinavagupta décrit ce miracle d'être, ce vertige qui tourbillonne au fond de toute vie, comme "une absorption ininterrompue dans la jouissance, à travers une négation de tout manque. L'émerveillement est l'état mental de celui qui jouit et qui est envahi et possédé par la vibration de cette jouissance extraordinaire" (Abhinavabhâratî, I, p. 279).
Autrement dit, plaisir, jouissance, délectation, appréciation, dégustation, émotion esthétique (rasa) sont synonymes de conscience universelle en perpétuelle expansion, affranchie de tout obstacle, délivrée de toute contraction, crainte ou manque. C'est l'absolue plénitude, fin dernière de tous les désirs, de tous les mouvements.
Les obstacles à l'éveil, à l'expansion de conscience (ou d'émotion, c'est pareil) sont d'abord le manque de cohérence et l'excès d'identification personnelle : ces deux premiers obstacles sont deux extrêmes. Si je ne peux pas du tout m'identifier, sympathiser, je ne peux rien éprouver. Si je m'identifie trop, l'émotion reste ordinaire, elle devient égotique. Le troisième obstacle est d'être prisonnier de notre propre ressenti, incapable de nous ouvrir à l'autre, à la nouveauté. Là encore, c'est un manque d'empathie, mais par absorption dans nos propres sensations. Le quatrième est d'avoir des organes en mauvais état, par excès de drogues, alcools, manque de sommeil, etc. Le cinquième est l'excès d'abstraction. Le sixième est la confusion, quand aucune émotion ne ressort de l'ensemble. Les quatre émotions principales sont : le désir, la colère, l'élan et la fatigue. Il ne faut pas tout mélanger au même moment. Le septième est l'hésitation qui est aussi une forme de confusion qui empêche l'attention de reposer pleinement dans la jouissance. Par exemple, quand on se sait pas si ces larmes sont de joie ou de peine.
Quand l'émotion est pleinement ressentie sans ces obstacles, elle transcende sa nature ordinaire et se transmute en l'émerveillement divin. Il n'est pas nécessaire que l'émotion soit intense corporellement. C'est l'attention qui doit être intense. C'est la dévotion qui plonge dans l'émotion qui doit être intense. Car l'émotion peut bien être de repos, de fatigue, de dégoût, comme après une longue journée ou un banquet. Cette extase est subtile en son fond, d'autant plus fine qu'elle est infinie. Il ne s'agit certes pas de se censurer, de se frustrer, mais il ne s'agit pas non plus de vouer un culte aveugle à l'intensité grossière. Il s'agit de s'abandonner à l'émotion la plus profonde, dans le discernement et la mesure. Seul l'amour divin est sans mesure et digne qu'on s'y abandonne sans réserve. Quand je ressens une émotion, même négative, je me plonge en sa source, en silence intérieur absolu, et c'est tout. Je me garde de tout amour propre qui me pousserait à faire étalage de "mon extase", de mes émotions, etc. Cette voie est de tact et de pudeur, non d'exhibitionnisme.
Cet émerveillement dépasse l'ordinaire, car il est éveillé, intense, sensible, ardent, différent des émotions ordinaires, paresseuses et mécaniques. Cette délectation, dit Abhinavagupta, transcende clairement les émotions ordinaires. Elle diffère des pensées et des souvenirs qui nous assaillent au quotidien dans un état de semi-coma.
Toutes les émotions nous sont accessibles, car nous errons dans le samsâra depuis des temps sans commencement et nous avons donc vécu toutes les expériences possibles. Il n'existe aucun être vivant, depuis les dieux jusqu'aux vers de terre, qui soit dépourvu des instincts latents des neufs émotions fondamentales. L'objet ne fait qu'éveiller telle ou telle expérience passée, comme une corde accordée à une autre la fait entrer en résonance. En nous absorbant ainsi dans l'émotion, nous nous affranchissons paradoxalement du Moi limité, nous nous universalisons. C'est ce qui se passe quand nous nous identifions aux personnages d'un roman, d'un film, etc. Ceux qui sont incapables de se laisser aller, de s'identifier, ne sont pas aptes à la vie intérieure. Leur corps, leur esprit, leurs sens, ne peuvent s'immerger, ne peuvent s'identifier, et ne peuvent donc pas entrer en expansion (Tantrâloka III, 240). Sympathiser, s'identifier, c'est reposer dans le Soi absolu. C'est l'état de plénitude suprême. Il n'y a rien à attendre au-delà (atra na phalântaram ib. III, 237).