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(Note de lecture), Emily Dickinson, Cent dix-sept poèmes, traduction de Philippe Denis, par Christiane Dupouy
Par Florence TrocméTrès tôt Philippe Denis, conjointement à son activité de poète a associé celle de traducteur, essentiellement de Dickinson. Son premier livre de traduction exclusivement consacré à cette auteure date de 1983, au Voleur de Talan. En 1986, il publie à La Dogana en édition bilingue Emily Dickinson, Quarante-sept poèmes, auquel fera écho bien plus tard le présent ouvrage, unilingue, toujours à La Dogana, avec le nom d'Emily Dickinson et le nombre de poèmes, Cent dix-sept, avec la précision " traduits de l'américain " - et non simplement " de l'anglais " comme dans le premier opus- par Philippe Denis. Entre temps il y aura eu la version unilingue de Vingt poèmes d'Emily Dickinson dans Divertimenti, en 1991 au Mercure de France, et enfin en 2013 un recueil bilingue En poussière honorée à La ligne d'ombre (Portugal). Il est aisé de se repérer même dans les éditions unilingues, car Philippe Denis donne les références des poèmes dans l'édition canonique de Thomas H. Johnson. Dans La Dogana de 2020, elles sont discrètement indiquées dans la table des matières, ce qui fait que quand on lit le livre on a le sentiment d'être dans un recueil de Philippe Denis et non d'Emily Dickinson. La traduction dans laquelle il avait découvert Emily dans l'édition bilingue d'Aubier-Flammarion (1970) était médiocre, en particulier en raison de la suppression par Guy-Jean Forgue des tirets et des majuscules internes. Or voilà que dans son dernier volume de traductions, c'est au tour de Philippe Denis de faire disparaître les majuscules, pour des raisons poétiques [ ?] et non scientifiques. Tel est ce qu'il nous confiait dans un courriel du 30 novembre 2020 : " [...] avez-vous un jour entendu Horowitz jouer les Tableaux d'une exposition, il les joue un octave plus haut. Qui le lui reprocherait ? Pas moi... Ça a une autre allure que l'orchestration de Ravel. " Philippe Denis poursuit sa justification en s'exclamant : " Et puis ces majuscules pour moi, non spécialiste iconoclaste sur les bords eh bien elles m'agaçaient. Et je ne suis pas le premier ! " ... Question de sensibilité : pour nous, majuscules et tirets font partie de la marque de fabrique d'Emily. Lui reprocher ses majuscules, c'est reprendre les vieilles critiques du XIXe siècle, selon lesquelles elle ne savait pas écrire. Le volume de La Dogana s'ouvre sur la reprise d'un texte majeur sur la relation de Denis à Dickinson, lettres adressées à Michel Deguy, parues initialement dans la revue Po&sie en 1987, et déjà republiées - c'est dire leur importance - dans Divertimenti en 1991. Denis y expliquait sa manière de traduire, en trois temps, traduction littérale, oubli provisoire de l'original, et enfin confrontation entre ce qu'il avait élaboré et l'original. En écho, achevant le volume, on trouve la postface de Florian Rodari consacrée à la relation de Denis à Dickinson. Il n'est pas neutre qu'il s'agisse là de deux poètes, d'où résulte une œuvre qui est plus qu'une simple traduction, passerelle entre Denis et Dickinson. Philippe Denis respecte toujours l'ordre de l'édition de de Thomas H. Johnson, qui avait classé les textes d'Emily, mais bien sûr il s'agit là d'un choix, dicté par la proximité entre les deux œuvres. Philippe Denis prend le parti de la beauté, rejoignant par-delà la pseudo-infidélité la vérité d'Emily. Il n'est que de regarder le premier poème - et cela vaut pour tous les autres. Il eût été inélégant de conserver en français l'anaphore " should " - la marque de l'hypothèse - qui revient sept fois en anglais, sans que cela soit aucunement pesant. Denis choisit de l'indiquer au premier et au dernier vers - et c'est très bien ainsi : " Si je devais mourir / [...] Si les oiseaux devaient se hâter de faire leur nid [...]. " D'un volume à l'autre, certains poèmes sont repris, parfois légèrement modifiés. C'est le cas surtout des quatrains ; ainsi dans celui qui donne son titre à la plaquette En poussière honorée, " outragé " (" chastened ") devient " penaud " dans La Dogana de 2020 (p. 100). On peut gagner en fidélité : par exemple le troisième vers de " Lèvre mortelle ", " of a delivered syllabe ", traduit à l'économie par " D'une syllabe " dans La ligne d'ombre, retrouve son intégrité dans La Dogana : " D'une syllabe à peine proférée " (p. 107). Mais la traduction initiale peut tout aussi bien être conservée, comme c'est le cas pour le poème de la page 121 de La Dogana. On peut donc lire en toute confiance la traduction de Philippe Denis, à la réserve près du problème des majuscules...
Christine Dupouy
Emily Dickinson, Cent dix-sept poèmes, traduits de l'américain par Philippe Denis, La Dogana, Genève 2020, 152 p., 25 euros.
L'eau est révélée par la soif -
La terre - par les océans franchis -
La joie - par les affres -
La paix - par les récits de batailles -
L'amour - par la tombe fraîche -
Les oiseaux - par la neige. (p. 27)
*
Entre ses pattes imperceptibles
L'araignée tient une pelote d'argent -
Et tout en esquissant un pas de danse
Elle dévide son fil nacré -
Du néant au néant courait la navette -
Activité arachnéenne -
Qui supplante en un rien de de temps -
L'art de nos tapisseries -
Une heure pour porter à la perfection
Ses continents de lumière -
Puis - ses frontières délaissées -
Ondoyer au bout du balai de la ménagère - (p. 59)
*
La moindre abeille qui brasse une goutte de miel
Amplifie l'été -
Fière que son labeur modeste ajoute
A la masse ambrée. (p. 64)
*
Une mer calme léchait les murs de la maison
Une mer d'un temps estival
Et l'esquif magique s'élevait et plongeait
Voguait à vue -
L'officier de bord était un papillon
Le timonier une abeille
Et l'univers entier
Etait en grand arroi - (p. 98)
*
Heureux le petit caillou
A l'aventure sur la route,
Insouciant des carrières
Ignorant les contraintes -
Son habit de brun élémentaire
L'univers l'endosse au passage,
Et libre comme le soleil
Il s'associe ou brille seul,
Accomplissant en toute simplicité
Un décret absolu - (p. 111)