Pourquoi De Gaulle a-t-il ménagé François Mitterrand ?

Publié le 08 janvier 2021 par Sylvainrakotoarison

" L'an prochain, ce sera mon successeur qui vous exprimera ses vœux. Là où je serai, je l'écouterai le cœur plein de reconnaissance pour le peuple français qui m'aura si longtemps confié son destin et plein d'espoir en vous. Je crois aux forces de l'esprit et je ne vous quitterai pas. " (François Mitterrand, le 31 décembre 1994).

Il y a vingt-cinq ans, le 8 janvier 1996, l'ancien Président de la République François Mitterrand est mort à Paris à l'âge de 79 ans, dans sa chambre de malade. Il venait de passer Noël à Assouan avec sa deuxième famille et le Nouvel An à Latché avec sa première famille. Il avait dit au revoir aux lieux et aux personnes, il pouvait quitter ce monde l'esprit tranquille à défaut de force tranquille. La maladie s'en prenant désormais au cerveau, il ne la laissa pas s'y répandre.
Parce qu'il a fait exploser le record de longévité à l'Élysée, record désormais indépassable à cause de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, à savoir deux septennats de suite, quatorze ans, de 1981 à 1995, François Mitterrand a fait son entrée dans les livres d'histoire, ou plutôt, dans le livre des records, car pour l'histoire, il l'a raté. Certes, son élection a donné espoir à toute une génération, celle aujourd'hui qui se meurt du covid-19, mais la fin chaotique sur le plan de la morale a un peu voilé le reste de sa carrière politique et de ses deux mandats qui, du reste, n'ont pas bouleversé l'ordre des choses (à quelques éléments près).
Pour m'exprimer plus clairement, un quart de siècle après sa disparition, François Mitterrand est désormais oublié. Il n'est plus une référence, il n'est plus un nom qui distingue, qui parraine, qui glorifie, au contraire de De Gaulle. Oublié surtout par ses anciens fidèles dont beaucoup se sont sentis floués, dupés, trompés par cet homme caméléon à la vie romanesque, certes, mais bien coûteuse à la République. Il n'y a guère que Jean-Luc Mélenchon, parmi les personnalités encore influentes aujourd'hui (et quand je dis "influentes", je ne mets pas de seuil électoral, seulement une existence politique encore d'actualité !), à défendre coûte que coûte l'action, la pensée et le souvenir de François Mitterrand, dont le cynisme et l'habileté l'ont ébloui au point de tenter de suivre son chemin.
Cet oubli me ravit politiquement. On se souviendra plus de Valéry Giscard d'Estaing qui a réformé réellement et en profondeur le pays, de bonne foi, sans arrière-pensée et même contre son intérêt électoral (la majorité à 18 ans par exemple). En 1996, ce n'était pas assuré et cela m'ennuyait fortement. Un homme qui a pris les Français tellement pour des imbéciles, qui a tellement favorisé le développement électoral du Front national, un parti qui ne valait que 0,7% à l'origine, qui a tellement fait payer par les contribuables ses vies affectives, ses clientélismes, ses ignorances totales de ce qu'est l'économie, ses errances doctrinales, qu'il est juste, aujourd'hui, qu'il ne soit relégué qu'aux rubriques du souvenir anecdotique et pas des grands hommes d'État.
On ne dira jamais assez que c'est Jacques Chirac qui a aidé François Mitterrand à conquérir le pouvoir en 1981 (la question demeure sur la nécessité de cette aide pour gagner) pour faire battre Valéry Giscard d'Estaing et reprendre le leadership de la droite modérée, par la suite contesté par Édouard Balladur. Et pourtant, la connaissance du passé de François Mitterrand (la francisque, etc.) aurait pu le mettre hors-jeu dès le début de la Cinquième République. Les gaullistes auraient pu l'écraser, ou le récupérer, mais il n'en a rien été.

À la page 753 de "C'était De Gaulle", recueil de témoignages de son ministre Alain Peyrefitte, on lit un compte-rendu du conseil des ministres du 4 décembre 1963 (la date importe). Le Ministre de l'Éducation nationale de l'époque, Christian Fouchet, proposait de muter un recteur d'académie sous prétexte qu'il avait eu ses fonctions avant la guerre, puis sous l'Occupation puis après la guerre.
Alain Peyrefitte précisait dans le livre qu'en fait, ce recteur avait été révoqué en décembre 1941 par le régime de Pétain et rétabli à la Libération. Néanmoins, la réponse de De Gaulle à Christian Fouchet avait une valeur plus générale : " Il n'est pas satisfaisant de penser qu'un fonctionnaire de haute responsabilité a traversé plusieurs régimes ! On peut se demander quel régime il a servi et quel régime il a trahi. (...) Il est inadmissible qu'on laisse ainsi s'incruster des fonctionnaires, qui deviennent des potentats. Ils sont faits pour tourner. Lyautey disait qu'ils doivent avoir leurs malles à portée de la main. ".
Et Alain Peyrefitte a cité cette petite phrase assez perfide de De Gaulle : " Cela fait penser à cet homme politique qui arborait successivement la francisque et la médaille de la Résistance. ". Alain Peyrefitte a annoté alors : " Il pense sûrement à Mitterrand. ".
Ce témoignage confirme, entre autres, que De Gaulle connaissait très bien le passé du jeune François Mitterrand et notamment le fait qu'il a reçu une distinction très rare et très difficile à obtenir, la francisque, nécessitant un engagement de fidélité sans faille à Pétain. Et il le savait au moins en 1963, c'est-à-dire avant l'élection présidentielle de décembre 1965.
On pourra toujours dire que François Mitterrand jouait double jeu et probablement que oui car cet homme a toujours été ambigu, au point de passer de Maurras à Jaurès et Blum sans ciller. Mais ici, ce n'est pas le fond qui compte. Personne du grand public ne connaissait vraiment ce passé avant qu'il ait reçu l'écho ultramédiatique de septembre 1994, c'est-à-dire après quatre élections présidentielles auxquelles il s'était présenté (1965, 1974, 1981, 1988). D'ailleurs, beaucoup de hiérarques du parti socialiste se sont éloignés de François Mitterrand après avoir appris ce passé troublant, ainsi que l'amitié que le liait à René Bousquet. Écœuré par la polémique, Lionel Jospin, par exemple, l'a "quitté" sur fond d'inventaire.
Nul doute que la connaissance de ce passé à la francisque aurait fait perdre de très nombreux électeurs à François Mitterrand, en particulier en 1965, à seulement vingt ans de la fin de la guerre. Alors, la question se pose évidemment : pourquoi De Gaulle n'a-t-il pas utilisé cette arme électorale pour mettre hors-jeu la candidature de François Mitterrand qui l'a sérieusement menacé puisqu'il a été mis en ballottage et qu'il a failli jeter l'éponge avant le second tour ?
On peut évidemment évoquer sa trop grande confiance en lui, négligeant (à tort) la menace d'une candidature Mitterrand. On peut aussi imaginer que De Gaulle voulait rester droit et se battre avec dignité et honneur, en usant d'arguments politiques et pas en faisant les fonds de poubelle.
Mais il y a un autre argument beaucoup plus utilitaire. En 1965, De Gaulle avait déjà nommé deux Premiers Ministres, Michel Debré, le fidèle et exalté, et Georges Pompidou, le haut fonctionnaire qui écrit bien. Trois ans après sa nomination à Matignon, Georges Pompidou n'était plus un technocrate. Il était l'un des hommes politiques les plus influents de France, chef incontestable de la majorité gaulliste. Il commençait à prendre un peu trop de place, d'autant plus que ce Premier Ministre encombrant ne se gênait pas pour dire dans les coulisses qu'il serait candidat si le Général n'y allait pas, une autre manière de dire : ôte-toi que je m'y mette !
De Gaulle voulait donc toujours garder en possibilité un plan B à Matignon, c'est-à-dire une personnalité avec suffisamment de stature et d'expérience, qui puisse remplacer au pied levé, le cas échéant, Georges Pompidou. Et cette personnalité, il est aujourd'hui facile de la deviner : c'était Maurice Couve de Murville qui fut effectivement le troisième et dernier Premier Ministre de De Gaulle après la révolte étudiante de mai 1968. Cela expliquait aussi pourquoi Maurice Couve de Murville, aux Affaires étrangères, fut nommé à l'Économie et aux Finances en 1966, afin d'avoir une vision globale de l'action gouvernementale. De Gaulle le préparait à la fonction, au cas où.
Or, Maurice Couve de Murville, haut fonctionnaire du Trésor, a servi le régime de Pétain pendant trois ans avant de rejoindre De Gaulle à Alger (il fut alors révoqué de l'administration). Comme François Mitterrand, il a aussi été décoré de la francisque. Ne pas parler de celle de François Mitterrand, c'était éviter une polémique sur un ministre de réserve pour Matignon. Et s'il n'y a jamais eu de grosses polémiques sur ce passé de Maurice Couve de Murville, c'est parce qu'il ne gênait pas beaucoup de monde, il n'a jamais eu l'ambition d'être candidat à l'élection présidentielle, il ne faisait d'ombre à personne. Moins exposé, même à Matignon, il ne suscitait guère de passions et de polémiques.
Somme toute, François Mitterrand doit beaucoup à Maurice Couve de Murville. Jamais il n'aurait vu son destin élyséen s'accomplir si son électorat avait pris connaissance de ses liens douteux sous l'Occupation.
Ce type d'ambiguïté ou d'ignorance n'a plus d'avenir de nos jours avec cette mémoire permanente vivante qu'est Internet, où le moindre témoin est capable de laisser une information à la Terre entière. Savoir exactement pour qui l'on vote est probablement aussi important que, pour un employeur, savoir qui l'on recrute. Avec les nouvelles technologies, le traçage du passé est mille fois plus aisé, et à la disposition de tous. Des François Mitterrand, il n'y en aurait plus aucun qui serait élu aujourd'hui.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (03 janvier 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Pourquoi De Gaulle a-t-il ménagé François Mitterrand ?
Au cœur de la Mitterrandie.
Le double Mitterrand italien.
François Mitterrand et son testament politique.
François Mitterrand et le nationalisme.
François Mitterrand et la science.
François Mitterrand et la cohabitation.
François Mitterrand et l'Algérie.
François Mitterrand, l'homme du 10 mai 1981.
François Mitterrand et la peine de mort.
François Mitterrand et le Traité de Maastricht.
François Mitterrand et l'extrême droite.
François Mitterrand et l'audiovisuel public.

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