Matteo a 18 ans, une frimousse renfrognée, des cheveux orange raides comme la justice, de l'acné qui s'acharne à coloniser son menton et un BAC scientifique mention très bien en poche. Les maths, il les aime parce qu'il est le seul à les comprendre dans cette famille de lettrés, de sociologues cravatés dont certains se pavanent sans vergogne sur les plateaux télé. Quand il pénètre dans la matière organique de ses équations, Matteo oublie qu'il fait partie de leur tribu. En début de soirée, à cette heure dite entre chiens et loups, Matteo aime fouiller la chambre de sa mère, une célèbre psychanalyste dont il plaint secrètement les patients. Comment cette femme aussi imbue d'elle-même, aussi avare de tendresse qu'une mante-religieuse cloîtrée depuis des décennies, peut-elle aider les autres ? Comment peut-elle comprendre la détresse d'autrui alors qu'elle ignore tout de la sienne ?
La chambre de sa mère sent les bougies coûteuses, le Shalimar de femme entretenue et la pilule abortive. Matteo se souvient du jour où elle a pris ce médicament. Le jour où la petite sœur dont il rêvait par-dessus tout est passée dans la cuvette des chiottes. Sous le lit de sa mère, il y a des boites en carton blanc qui ressemblent à des cercueils d'enfant, des boites bien alignées dans lesquelles elle entasse ses souvenirs par décennies. Tous les souvenirs d'Alexandra - c'est le prénom de sa mère - sont fermement maintenus avec de la ficelle de matelot mais Matteo - qui est aussi le roi du Rubik's cube - sait comment faire et défaire les nœuds tordus. Sa dernière trouvaille, suite à une fouille minutieuse, concerne l'histoire de son arrière-grand-père. Cet aïeul haï et honni, cet amerloque soldat de seconde zone qui empestait le bourbon et la cigarette de contrebande. Ce texan sans aucun doute raciste qui au moment de la libération de Paris avait fait un mioche dans le dos de son arrière-grand-mère que la tribu surnommait d'une seule voix la sainte. Matteo a trouvé une photo de l'Américain parmi le fatras de lettres jaunies et de documents d'état civil dont l'acte de naissance de sa grand-mère, officiellement née de père inconnu. Matteo trouve son ancêtre très séduisant sur cette photographie malgré son sourire désabusé qui en dit long. En fait, il ressemble à l'actuel Président américain. Son arrière-grand-père ressemble à Donald Trump. Un tel aveu à la tribu lui vaudrait le bannissement immédiat et définitif même si Matteo a secrètement imprimé plusieurs photographies de Donald Trump à l'époque où il étudiait à l'école militaire de New-York. La ressemblance avec son aïeul y est frappante. Pendant les dîners organisés par sa mère, auxquels il est désormais contraint d'assister car elle estime urgent qu'il comprenne le monde et ses enjeux, Matteo doit ronger son frein. D'une part, parce qu'il déteste les sushis invariablement au menu des soirées et d'autre part parce qu'il y est souvent question de politique américaine. Les amis de sa mère ont trois points communs : l'extrême minceur, le goût dissimulé de l'argent et une haine profonde du Président américain rebaptisé le plouc populiste et le clown menteur. Matteo ne moufte pas, il acquiesce mollement du chef tout en dévisageant la haute bourgeoise démocrate parisienne. Il déteste en silence le nouvel amant de sa mère, une sorte de lobbyiste qui traine dans les coursives du pouvoir et dont le regard de serpent ne laisse aucun doute sur les ténèbres assiégeant son âme. Matteo l'a même entendu dire que les ouvriers étaient des inutiles. Ce qui lui a fait beaucoup de peine car son seul véritable ami, rencontré un soir de flânerie très arrosée sur les quais de Seine, étudie la menuiserie dans un lycée professionnel. Il veut devenir compagnon du devoir. Matteo aime leurs discussions animées autour du bois, ce bois vivant que son ami Kevin polit et sculpte d'éternité. Mais ce que la tribu ignore, c'est que Matteo attend son heure.
Dans 10 jours il aura 18 ans. Il a tout préparé. L'essentiel se trouve sous son lit, dans des boites. Il les préfère noires. Y sont soigneusement emmaillotés son passeport, un maigre sac-à-dos rempli du strict nécessaire, un exemplaire format poche de son roman préféré, Demande à la poussière de John Fante, et un aller-simple pour El Paso. El Paso parce que ça sonne comme la rivière sans retour d'Otto Preminger. El Paso parce que ça sonne comme un crotale déterminé à se venger. Sur la préface du roman de Fante, celle mise en musique par Bukowsk i que Matteo lit et relit avec des larmes dans les yeux, il a écrit le nom de son arrière-grand-père: John Young.
17h02, heure d'El Paso, la température extérieure est de 34°, l'air est sec et le vent du désert irrite les paupières vierges du jeune homme. En tout et pour tout, il a 500 dollars en poche, pas vraiment de quoi voir venir. Mais il sourit. Il sourit parce qu'il est seul. Il sourit parce qu'il fait chaud et que son sous-pull de premier de la classe le gratte jusqu'à l'os. Il sourit parce qu'il vit la plus belle des équations : le début de sa vie d'homme.
Il est 21h00 aux portes du désert. Un cri déchirant perce la nuit étoilée, peut-être celui d'un coyote en proie aux vautours. A quelques centaines de mètre, il aperçoit une station-service aussi loqueteuse que ciné génique. Il pénètre à l'intérieur. Un drôle de type la tête coiffée d'un Stetson et un anorak XXL ceinturé autour de la taille lui sert un café l'invitant à s'installer au comptoir. C'est un café long, un vrai jus de chaussette copieusement aromatisé à la cannelle. Le type allume le téléviseur. Il écoute religieusement le discours de Donald Trump tout en caressant sa barbe jaunie par la nicotine. Le visage du type est impassible, seule une larme solide comme un caillou coule sur sa joue aussi ridée que celle d'un dignitaire Apache. " Good job, good President " rajoute-t-il. Matteo lève le pouce en signe d'acquiescement. Matteo imagine le visage de sa mère, sa stupeur indignée et mieux encore celle de ses amis. Il pense à son passage préféré dans le roman de Fante, ce passage qui l'a décidé à venir jusqu'ici et à fouler cette terre hostile et aride faite pour les braves : c'était ça la vie quand on était un homme, vadrouiller, s'arrêter et repartir, toujours suivre la ligne blanche. Au volant pour se détendre, allumer une autre cigarette et chercher stupidement quelque signification dans ce déconcertant ciel du désert.
23h00. Le drôle de type au Stetson, toujours aussi peu loquace, désigne un lit à proximité du comptoir. Le lit est rehaussé d'un plaid en patchwork comme on en voit dans les westerns de John Ford. " For you. To sleep ". A nouveau, Matteo lève le pouce. Un gros chat quasi impotent roupille à ses pieds. On dirait le chat du Cheshire dans Alice au Pays des merveilles. Le drôle de type fait un salut de la main en guise de bonne nuit et prend la direction de son appartement à l'arrière de la station-service. Matteo ne connait pas son prénom.
Minuit. Une guitare acoustique enjambe le silence de la nuit. Une voix douce comme le feulement d'une chatte amoureuse accompagne la guitare. Sweet home Alabama Where the skies are so blue Sweet home Alabama Lord I'm comin' home to you.Est-ce la voix du drôle de type ou celle de sa femme ? Comment est sa femme ? Est-ce une orageuse mexicaine aux espadrilles élimées comm e la Camilla de Demande à la poussière ou une grosse bonne femme rigolarde avec des seins de maman ? Après tout, quelle importance ce de quoi les gens ont l'air. Une chose est sure, une voix comme celle-ci, oui une voix comme celle-ci, c'est une voix faite pour le blues et pour la liberté.
Pas de doute, il est bien en Amérique. Il a trouvé son phare et son ciel pur.