L'expression "je ne suis pas", "je n'existe pas", "il n'y a personne" sont des expressions courantes dans le néo-advaita.
Cette expression existe-elle en Inde ? Et que signifie-t-elle alors ?
On la trouve une fois chez Abhinavagupta :
nāhamasmi nacānyo'sti kevalāḥ śaktayastvaham | Tantrâloka XIX, 64
"Je ne suis pas, il n'y a rien d'autre,
je ne suis que shaktis".
Le contexte est celui du rituel d'union sexuel (âdiyâga). Dans cette pratique, le Moi social disparaît, les énergies, c'est-à-dire les facultés (shakti=karana) ne sont plus contractées par la peur de l'impureté. Elles entrent en expansion et révèlent leur véritable nature de félicité omniprésente. A l'extérieur, les shaktis sont les femmes. A l'intérieur, les shaktis sont les facultés du corps et de l'esprit, les "roues secondaires" (anucakra) qui vont "allumer", éveiller et dilater la "roue principale" (mukhyacakra), la conscience.
Il ne s'agit donc pas de disparaître, mais d'entrer en expansion. La conscience, qui est le Moi, est toujours présente, indestructible. Mais elle se contracte en s'identifiant à des objets limités et, surtout, en se soumettant à la dualité qu'elle crée elle-même, à l'image d'un peintre qui prend peur de ses peintures. De plus, la conscience est la totalité de ses pouvoirs (shakti), de même que le feu est l'ensemble de ses pouvoirs d'éclairer, de chauffer, de sécher, etc. Le Moi social n'existe pas, le reste non plus ("il n'y a rien d'autre") : tout apparaît dans la conscience, tout est la conscience apparaissant, comme des reflets dans un miroir. Sauf qu'ici ce ne sont pas des choses extérieures à la conscience qui apparaissent en elle, mais c'est elle qui se manifeste à elle-même, par elle-même, sous les formes du Moi social et du reste du monde.
On trouve une affirmation semblable dans le Netra Tantra :
nāhamasmi na cānyo'sti dhyeyaṃ cātra na vidyate |
ānandapadasaṃlīnaṃ manaḥ samarasīgatam || III, 13 |
"Je ne suis pas, il n'y a rien d'autre,
et ici il n'existe rien à méditer/visualiser.
Le mental est résorbé dans le domaine de la félicité,
d'une saveur égale."
Ici, aucune référence à une extase sexuelle, à un Moi social qui se dissout dans les énergies incarnées par des femmes. Mais une négation égale du sujet et de l'objet. Ni moi, ni rien d'autre. Aucun point de référence, nul support. Et cette égalité de saveur (samarasa) est félicité. Le mot samarasa a quand même une connotation sexuelle, car il peut désigner le mélange des fluides (rasa) sexuels. La première ligne est importante, car on la retrouve dans de nombreux autres textes sanskrits, dont le Mrigendra Tantra, un tantra ancien, mais aussi divers manuels tantriques. Cette ligne apparaît aussi une dizaine de fois dans le Yoga selon Vasishtha, dans sa dernière partie. Là, l'idée est celle d'une négation de tout affirmation ou négation sur soi : je ne suis ni moi, ni un autre, ni existant, ni inexistant, etc.
Mais, dans tous les cas, cette négation d'un Moi objectif est la contrepartie d'une affirmation du Moi comme conscience transcendante ou immanente, statique ou dynamique.