" Cette maison m'a-t-elle guéri ? Je pense qu'elle m'a simplement décontaminé, débarrassé de mauvais ferments tels que le ressentiment, la soif de vengeance, la passivité, le goût de la dévastation, sans parler de cet esprit de lassitude qui a envahi le siècle. Cette maison m'a défripé le cerveau...
Aux Tilleuls j'ai retrouvé ma mémoire sensitive. Tout prisonnier est un prisonnier de la perception. Il est étroitement enfermé dans un univers sensoriel qui le tourmente sans cesse et avive le sentiment de sa condition. Impossible de s'extraire de la tache de moisissure sur le mur. Elle devient un motif si obsédant que cet assujettissement ne laisse aucun répit à l'esprit. Il est esclave du moindre son qu'il lui faut identifier à tout prix. Les miasmes si caractéristiques de la prison s'imposent tyranniquement à son odorat et l'isolent un peu plus - l'olfactif, logé dans la partie la plus archaïque du cerveau, est hélas le sens qui fonctionne le mieux dans une telle situation. Quant au toucher, il est mortifié pas la matière nue, la brutalité du béton et du métal. Ces sens trop impressionnables réveillent dans la douleur les émotions du passé. Ils favorisent surtout une pénétration plus lancinante du présent. Être enfermé, c'est déverrouiller les cinq sens. Ils sont libres, ils s'emballent et se dérèglent. Constamment en alerte, le prisonnier ne sait plus où il est.
Dans ma campagne, il m'a fallu accomplir le chemin inverse : apprendre à recueillir dans la sérénité les sensations en provenance du monde extérieur. En fait, je n'ai eu besoin ni d'apprendre ni de m'imposer des règles de conduite. Je réalise aujourd'hui combien cette improvisation me fut bénéfique. Cette totale absence de méthode porte peut-être un nom : l'instinct vital, ce principe opportuniste et navigateur qui empêche le naufrage...
Ces trois années de captivité constituent sans doute une expérience du malheur, mais elles sont surtout un échec. Être pris, connaître l'humiliation et la peur, éprouver quotidiennement l'exceptionnelle stupidité de geôliers, avoir toujours le dessous, il n'y a pas de quoi se vanter ; ce n'est pas un accident de parcours mais un ratage. Vous tournez mal, vous entraînez votre famille et vos proches dans ce naufrage. Être un survivant n'est pas davantage une victoire. C'est une séance de rattrapage. Bien sûr, on peut convertir un revers en prouesse, transformer une défaite en un dénouement heureux. Mais le fiasco originel est là. Il peut être retourné, transmué, sublimé, tout ce qu'on veut, il reste définitivement écrit en lettres de feu.
Mon installation aux Tilleuls s'est faite au moment de l'affaire Salman Rushdie. Depuis, Hachemi Rafsandjani est devenu la quarante-cinquième fortune du monde selon le magazine Forbes. La fatwa a été levée. Dans ce domaine, les choses n'ont guère progressé, ou plutôt si : elles ont évolué en pire. Le monde retentit d'injonctions, de mandements, d'anathèmes. La collectivité est accablée de protocoles, de prescriptions, d'interdictions censés faire son bonheur. À ce train-là, nous allons vers un État où, comme dans 1984, ne subsisterons plus que quatre ministères : la Paix, la Vérité, l'Abondance et l'Amour - dans Orwell, le ministère de l'Amour est le plus effrayant, il n'a aucune fenêtre..."
Jean-Paul Kauffmann : extrait de " La maison du retour" NiL Éditions, 2007Document INA https://www.babelio.com/auteur/Jean-Paul-Kauffmann/9907/videos?id_auteur=9907&pageN=4