« On pense que l'esclave est celui qui agit par commandement et l'homme libre celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n'est pas absolument vrai, car en réalité être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c'est le pire des esclavages, et la liberté n'est que celle qu'a celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de la Raison. Quant à l'action par commandement, c'est-à-dire l'obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté, elle ne fait cependant pas sur-le-champ un esclave, c'est la raison déterminante de l'action qui le fait. Si la fin de l'action n'est pas l'utilité de l'agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l'agent est un esclave, inutile à lui-même ; au contraire, dans un État et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain ne doit pas être dit un esclave, inutile en tout à lui-même, mais un sujet. Ainsi, cet État est le plus libre, dont les lois sont fondées en droite Raison, car dans cet État, chacun, dès qu'il le veut, peut être libre, c'est-à-dire vivre son entier consentement sous la conduite de la Raison. » (1)
Nos référentiels majeurs, ceux qui caractérisent la civilisation occidentale, ont été forgés par des génies comme Spinoza. Si seulement nous savions leur donner la place qui leur revient dans l’éducation publique, peut-être aurions-nous une chance de rester des démocraties apaisées.
Lire/relire ces génies (Hobbes, Montaigne, Pascal, Locke, Bacon, Kant, Tocqueville…) n’est-ce pas le meilleur des vaccins contre les virus de l’esprit qui se répandent dans nos universités, nos journaux, et notre vie politique ?
A mesure que les références philosophiques de nos élites sont récentes, elles nous rapprochent de l’anarchie idéologique et préparent donc le terrain au totalitarisme. Le premier à l’avoir vu est Tocqueville, à l’occasion de son voyage en Amérique. Sa préscience de la servitude volontaire comme aboutissement ultime de la démocratie est absolument divinatoire. Peu après c’est bien sûr Nietzsche qui pressent la grande glissade. Son mépris pour les ‘progressistes' de son temps n’avait d’égal que son dégout pour les antisémites.
Les intellectuels marxistes parisiens et les déconstructionnistes pré et post soixante-huitards qui ont cru les dépasser étaient des clowns de la philosophie, des équivalents pédants de Hara-Kiri (2). Ceux qui aujourd’hui ne savent même pas les lire ne se rendent pas compte que leurs âneries avaient été prophétisées il y a plus de 150 ans.
Pour ne pas être totalement pessimiste, remarquons que les seuls « intellectuels » qui semblent avoir de l’influence sur l’opinion publique aujourd’hui se réclament plutôt de leurs illustres prédécesseurs classiques : Comte-Sponville préfère Kant à Sartre, et Onfray, Proudhon à Marx. Suffiront-ils à remettre les repères à leur place ?
Car le temps est compté. Les prophètes de la modernité rejoignent maintenant les quelques sociologues lucides dans l’exploration des dystopies qui pénètrent notre quotidien : surveillance, contrôle des pensées, rationnement des ressources de l’esprit (spectacles, information non retraitée, débats d’idées), rationnement des ressources du corps: l’espace, le voyage, la prière, la gym,… pourtant gratuites !
Euh,… Je croyais que je n’allais pas être pessimiste…
- Spinoza, Traité théologico-politique
- Voir Roger Scruton –« L’erreur et l’orgueil » chapitre 8 « Non-sens à Paris: Althusser, Lacan et Deleuze »