La réussite et l'échec, la santé et la maladie... : toutes ces qualités sont indifférentes en vérité. Certes, il est préférable d'être riche et en bonne santé, mais cela n'est ni vraiment bon, ni vraiment mauvais.
Le seul bien véritable, c'est de vivre chaque instant orienté du fond de mon être vers la source. Le seul mal est de vivre dans l'oubli de ce mystère très vivant. D'autant plus que mon énergie est faible : si j'accorde tant soit peu la priorité à autre chose, j'échouerai en tout. Je n'aurai, au mieux, que de fausses richesses, et la véritable continuera à m'échapper.
Il ne s'agit pas de vivre pauvre et malade, mais de donner la priorité absolue à l'abandon à la source. Et je ne parle pas d'une idée générale ou d'une vague croyance, mais d'une attention qui se poursuit d'instant en instant. C'est un abandon total, qui revient à vivre sans savoir comment je pense, comment je parle, comment j'agis. Je remets tout entre les mains de la source. Ainsi, je ne sais pas comment ces mots surgissent, comment ils s'agencent. Je peux certes l'analyser après coup, mais de fait, je ne le sais pas sur le moment. Ou plutôt, je sais qu'ils viennent par une union de mon attention avec mon centre, qui est le centre de tout, et que j'appelle ici "source". Mais cet abandon doit être absolu. Je ne décide rien, ne choisit rien. Je choisit les choix de la source. En silence et en paix. Je ne laisse rien au hasard, je n'exclu rien. Je pense, je parle, j'agis : mais plutôt, je laisse penser, parler, agir. Quant à moi, tout mon travail, si j'ose dire, consiste à reposer en confiance. Aveugle à tout, ne voyant que cette immensité de silence, que cette obscurité ineffable. C'est toute mon action, très difficile et très facile. Je n'ai pas assez de force pour faire plusieurs choses à la fois. Alors je contemple et me laisse unir à la source, et la source fait le reste. C'est-à-dire tout. Mais je ne me dit pas "oh, la source fait tout". Je demeure en silence, à l'unisson du silence, sans rien faire d'autre. Je ne nourri pas les pensées, je ne les rejette pas. Je laisse faire la source.
C'est l'unique nécessaire. Sans cela, les biens tournent en maux. Avec cela, les maux tournent en bien. Si je me ment en disant cela, la source corrige. Si je m'attache, si je me berce d'illusions, si je me paie de mots, la source corrige. Les maux servent à ajuster, à dépouiller, à éprouver. Mais je ne fais rien d'autre que me laisser faire en m'abandonnant à cette présence. Je me repose sur le seuil. Je sais bien que rien, absolument rien, n'existe en dehors de cette présence quasi absente. En ce sens, je n'existe pas, rien n'existe. Mais toute ma pratique est de rester comme aimanté, centré vers ce centre qui est partout indéniable et nulle part confiné. Tout le reste est, en vérité, indifférent, ni bon ni mauvais. Le seul mal est l'oubli de la source, le seul bien est d'y revenir.
Dans cet abandon total, je ne perd rien du tout. Mes facultés restent intactes. Je ne deviens pas stupide. Mais je ne fais plus d'autre effort que me tourner vers la source. La source fait tout. Elle m'utilise. Je ne l'utilise plus. Je ne chercher pas d'autre succès que de vivre ainsi. Je ne redoute pas d'autre échec que d'oublier de vivre ainsi. Je ne suis pas sans opinions, mais je ne suis plus l'auteur de rien. Je ne suis que l'auteur de vivre orienté vers la source, ou désorienté. Sans doute, mes opinions sont encore miennes dans la mesure où elles reflètent mon passé. Mais plus je vis à l'unisson du chef d'orchestre, moins la musique est mienne, encore qu'elle ne cesse pas d'être unique, bien au contraire. Cependant, je ne l'utilise pas. Si je l'utilise, c'est que j'ai oublié la source, je ne vis plus à l'unisson.
Au fond, aucun élément n'est supprimé ou ajouté. Seules changent les priorités, l'ordre des biens et des maux. Vivre à l'unisson de la source ineffable est le seul bien véritable.