Il était une fois un homme fortuné qui réunissait en lui toutes les qualités habituellement contradictoires, tout comme l'océan contient à la fois les eaux et les laves souterraines. Habile dans les arts et les armes, il était expert en commerce, il réalisait tous ses projets. Mais ne connaissait pas l'Être. Il faisait tous les efforts possibles et se livrait à toutes les pratiques pour se procurer la Pierre Philosophale, à la manière dont les laves souterraines aspirent à dévorer les mers. Par son effort immense et sa persévérance il obtint un jour cette pierre, car l'homme ardent peut tout. Celui qui s'engage avec courage et lucidité atteint son but, même s'il n'est rien.
La Pierre se tenait devant lui, à portée de main. Il la voyait, tout comme l'ermite au sommet de la plus haute montagne voit la lune. Il contemplait l'éclat de ce joyau ; mais il manqua de conviction. Il n'en cru pas ses yeux, comme un mendiant qui serait élevé au rang de roi. Il se mit alors à cogiter, perplexe qu'il était. Du coup, il oublia de mettre la main sur la Pierre et se tourmenta longtemps en ces termes :
"Cette pierre est-elle un joyau, ou pas ? Ce joyau est-il bien la Pierre, ou pas ? Puis-je la toucher ? Car si je la toucher, j'ai peur qu'elle s'envole ou qu'elle soit souillée ! Personne ne peut obtenir la Pierre Philosophale en si peu de temps. C'est seulement à la fin d'une longue vie d'effort que l'on peut l'obtenir : telle est la tradition ! C'est sûrement ma misère et mon désir qui me fait voir cette pierre brillante devant mes yeux. Un aveugle ne voit-il pas des éclairs de lumière et d'autres, deux lunes dans le ciel ? Comment donc la fortune pourrait-elle me sourire ainsi ? Comment donc pourrai-je réussir si vite, dès à présent, alors que cette Pierre est la source de toutes les perfections ?Les bienheureux qui la trouvent doivent être très rares et ils ont beaucoup de chance. Eux seuls peuvent la trouver en peu de temps et avec peu d'efforts. Moi, je suis pauvre, un brave type, un moins que rien. Comment pourrai-je réaliser ce suprême bonheur ?"
Cet ignorant resta ainsi longtemps à tergiverser, résolu à hésiter. Hypnotisé par sa bêtise, il ne tendit même pas la main pour prendre la Pierre qui se tenait devant lui. Tout ce que l'on trouve, on le perd souvent par négligence, comme cette Pierre philosophale qui était pourtant à portée. Pendant que cet homme balançait, la Pierre s'envola et disparu de sa vue, à la vitesse d'une flèche. La chance bénit untel de la sagesse, mais elle reprend tout à l'imbécile. Cet homme s'efforça à nouveau de réaliser la Pierre Philosophale, car ceux qui sont persévérants n'abdiquent jamais. Il finit par tomber sur un bout de verre, brillant d'un faux éclat, déposé là par quelque ange facétieux. L'imbécile pris la verroterie pour la Pierre, comme l'ignorant prend un sable brillant pour de l'or pur. Il en va ainsi de l'esprit égaré, il confond son huit et son six, l'ennemi pour un ami et il prend la corde pour un serpent. Il s'abreuve aux mirages, il voit deux lunes quand il n'y en a qu'une et il prend le poison pour d'un nectar d'immortalité. Notre bougre prit cet ersatz pour l'authentique Pierre philosophale et crut qu'elle réaliserait ses désirs. Il donna alors tout ce qu'il avait, comme s'il n'en avait plus le besoin. Il commença à croire que les autres de sa société, le tiraient vers le bas. Il abandonna sa demeure et sa famille, ennemis de son bonheur. Il parti dans une forêt lointaine et sauvage, emportant son bout de verre. Là, son "joyau" s'avéra stérile. Il fut pour lui source d'innombrables calamités, pareilles à l'ombre d'une haute montagne, les ténèbres de l'ignorance. Les afflictions engendrées par notre ignorance sont bien pires que celles de la vieillesse et de la mort.
Le Yoga selon Vasishta, VI, 1, 88