Ezra Pound et le Testament de François Villon
(avec enregistrement audio de l’opéra)
Le grand poète nord-américain Ezra Pound (1885-1972) rêva sans doute d’être aussi musicien comme Apollinaire d’être peintre. Son travail sur les structures musicales reconstruites en poésie dans son chef d’œuvre des Cantos (1917-1962 ; traduction française sous la direction d’Yves Di Manno, Flammarion 2013) l’y prédisposait. Également intéressé dans une perspective transhistorique de son art par les poètes médiévaux de langues romanes comme par les Chinois des Tang, Pound se trouva fasciné par Le Testament (1461) de François Villon, au point de le monter en opéra dans sa langue française originale : Le Testament de Villon (1923). Le personnage écorché vif de Villon, fréquentant autant les lettrés que les marginaux et toujours fuyant procès et peine de mort, y lègue des possessions imaginaires à ses amis et ennemis en développant une mini-comédie humaine truculente ou émouvante. Au milieu des strophes railleuses se déploient les ballades qui ont assuré son statut de poète universel : richesse de vocabulaire, musicalité de la langue, et l’ambiance satirique qui peut s’y muer en une réflexion élégiaque sur la destinée humaine. L’opéra de Pound ne recherche pas une ampleur narrative et est surtout une suite de chants tirés de ces ballades, mais il exprime bien le monde haut en couleurs de Villon, et surtout il s’attache à recréer l’intrication rythmique du parler en ancien français des ballades. Pound eut une formation musicale simple, il fut critique musical, et put demander quelques conseils de transposition à des amis musiciens comme son amante la violoniste Olga Rudge pendant qu’il habitait à Paris. Grâce à ses intuitions magnifiques les airs de son opéra se rapprochent étonnamment des reconstructions actuelles de la musique des troubadours occitans, comme on peut l’entendre chez le musicologue Gérard Zucchetto. Mais Pound ne s’y arrête pas et insuffle à son médiévalisme l’ouverture de la musique moderne de l’époque où Stravinsky avait réalisé son Sacre du Printemps (1913) syncopé et retentissant. Pound demande au musicien George Antheil (compositeur de l’iconoclaste Ballet Mécanique, 1924) de l’aider à préciser ses complexes structures rythmiques. Si le nom d’Antheil est associé aux enregistrements de cet opéra, il est admis que Pound l’a composé seul. Ainsi une dissonance, acidifiée de cris, sifflets, grognements, s’immisce dans l’œuvre dont certaines ambiances deviennent stridentes ou avant-gardistes.
Pour une première approche bienvenue de cet opéra qui est quand même abrupt – ne contenant apparemment pas d’intermèdes musicaux en dehors du chant -, on peut écouter en accès libre et de manière ciblée quatre extraits en mp3 d’une première version défrichante et fidèle dirigée en 1971 par Robert Hughes à l’Opéra de San Francisco, sur le site de Second Evening Art, qui édite la musique de Pound.
L’extrait 1 donne déjà un rugueux archaïque à la célèbre Ballade des Dames du temps jadis (« Dites-moy ou n’en quel pays…») qui s’éloigne de la chanson douce et claire qu’en offrit Georges Brassens. L’extrait 2 (Dame du Ciel) transforme la prière à la Vierge Marie par la mère de Villon en plainte fantomatique. L’extrait 3 montre La Belle Heaumière en prostituée âgée regrettant sa jeunesse d’une voix gouailleuse coupant la parole à Villon. Dans l’extrait 4 c’est la superbe et isolée Ballade des Pendus que Pound ajouta au texte du Testament pour terminer son opéra : un chœur y murmure comme au-delà de la vie puisque les personnes qui parlent dans le poème sont des morts - « Frères humains qui après nous vivez… » - dans une sorte de transe extasiée cherchant apaisement harmonique.
On pourra maintenant, si l’on veut, écouter sur youtube la version complète d’un disque épuisé de 45 minutes en 1980, dirigée par Reinbert de Leeuw et l’Ensemble ASKO qui intensifient les aspects cités auparavant vers des registres modernistes acérés grâce à leur formation spécialisée en musique contemporaine, ce qui rend tout à fait justice à cet opéra. Le texte est occasionnellement opaque mais c’est autant dû à la prononciation des chanteurs hollandais qu’à l’ancien français de Villon, mâtiné de ses hermétismes jargonnants, qui résonne superbement. On reconnaitra toutefois nettement « Mais où sont les neiges d’antan… » de 2’59’’ à 4’57’’ avec les étranges brisures de diction voulues par Pound.
Le Testament de Villon déroule un destin de poète qui répond aussi rageusement que splendidement à une vie exubérante ou amère ; en ce sens Pound put s’y retrouver comme Villon, bien que l’États-Unien auto-exilé en Europe ait parfois dérivé d’un côté plus aigre que le trouvère aux accointances interlopes.
Une curiosité donc, puisque cet opéra n’est quasiment jamais montré – Ezra Pound n’étant pas considéré par tous comme un musicien complet – et que les enregistrements rares sont difficilement trouvables, mais une beauté tourmentée pour les passionnés des interactions entre poésie et musique.
Pour compléter une réflexion, on peut se reporter à deux liens :
. un article de Laurent Slaars : Ezra Pound et la musique, des Cantos à George Antheil, dans la revue TIES (Textes Images Et Sons, 2/2018)
. dans le site officiel des spécialistes anglophones d’Ezra Pound : une section sur sa musique, par le couple du musicologue Robert Hughes (qui connut Pound) et de l’artiste multidisciplinaire Margaret Fisher (aussi responsables de Second Evening Art), avec des traces de deux autres opéras ainsi que des compositions pour violon seul, le tout agrémenté de courts extraits audio en mp3 :
Jean-René Lassalle