Je commence ce billet en remerciant Maître Arié Alimi, qui a posé la question suivante sur Twitter :
Bonjour Twitter. Je recherche des ouvrages politiques et sociologiques sur le concept de "native informant" ? Merci d'avance
— Arié Alimi (@AA_Avocats) December 18, 2020
Mais voyons d'abord ce qu'évoque, aujourd'hui, la notion de "native informant". Dans un tweet de 2019, Nesrine Slaoui nous dit :
Je suis avec une sociologue et on discute du cas Zineb El Rhazoui.
— Nesrine Slaoui (@NesrineSlaoui) November 8, 2019
Ça a un nom en sciences humaines : le « native informant » autrement dit ceux identifiés comme immigrés, indigènes et qui ont le discours de la classe dominante qui les utilise pour valider son racisme.
Immédiatement, ce qui transparaît de cette "définition", c'est la connotation fortement racialisée associée au concept, avec en filigrane le binôme dominé/dominant (race dominée/race dominante) (voire classe dominée/classe dominante).
Cela semble corroboré par différentes sources trouvées sur Internet et ailleurs. Dans cet article récent du Figaro, intitulé « Leïla Slimani, nouvelle cible de la censure antiraciste », Fatiha Boudjahlat définit ainsi le/la « Native informant » :
C'est une notion que les études postcoloniales ont forgée pour désigner les personnes de couleur qui, surcompensant un complexe d'infériorité à l'égard des Blancs, imitent ces derniers pour leur plaire et être reconnues par eux. À tel point que les Blancs y voient l'enfant d'immigré parfait, le choisissent comme interlocuteur pour représenter tous les enfants d'immigrés, alors que cette représentativité est factice, et n'est que le fait des Blancs.
Définition dure, dans le sillage de cet article de 2016, Les médias occidentaux aiment les informateurs indigènes, publié par Saoudi Abdelaziz et reprenant une analyse de 2012 d'Alain Gresh, intitulée Bidar, ces musulmans que nous aimons tant :
Il ne manque pas de candidats pour occuper cette place du « bon musulman », de celui qui dit ce que nous avons envie d’entendre, et qui peut même aller plus loin encore dans la critique, car il ne saurait être soupçonné, lui qui est musulman, d’islamophobie. Les Anglo-Saxons ont un joli nom pour désigner ces personnages, « native informant » (« informateur indigène »), quelqu’un qui, simplement parce qu’il est noir ou musulman, est perçu comme un expert sur les Noirs ou sur les musulmans. Et surtout, il a l’avantage de dire ce que « nous » voulons entendre.
Dans la même lignée, en réponse à Maître Alimi, je citais dans un tweet le livre d'Yves Mamou "Le grand abandon : les élites françaises et l'islamisme" :
Dans "Le grand abandon : les élites françaises et l'islamisme", Yves Mamou nomme Askolovitch en référence à cet article : https://t.co/r8B01wea9U et ce qu'il dit est éclairant... 1/2
— Jean-Marie Le Ray (@jmleray) December 18, 2020
où il indique en note, de Claude Askolovitch :
Askolovitch est ce que la sociologie américaine appelle un "native informant", le porte-parole d’une communauté dont il n’a pas le soutien. Le juif Askolovitch dit aux médias ce qu’ils ont envie d’entendre de la part d’un juif et ce qu’ils trouveraient convenable que les juifs disent collectivement et publiquement...
[L'article pris en référence est celui d'Adam Schatz, « The Native Informant », thenation.com (10 avril 2003)]
Pratiquement mot pour mot ce que Pascal Boniface, directeur de l'IRIS, disait 5 ans plus tôt dans le Nouvel Obs à propos de l'Imam Chalghoumi, "en rien représentatif des musulmans" (également cité par Al Kanz) :
Donc, en gros, nous avons là un bon aperçu de ce que la notion de "native informant" représente dans la France de Macron, où tout se mêle : religion, politique, idéologie, race, classe sociale, avec aux deux bouts les extrémismes qui prennent notre pays dans une "tenaille identitaire" (expression tirée de cet article dont je ne partage absolument pas l'analyse), sur fond de polarisation nocive à tous les niveaux, notamment sur le genre.Chalghoumi est ce que la sociologie américaine appelle un "native informant", ces figures qui occupent la parole d’une communauté dont ils n’ont pas le soutien, mais qui tirent leur légitimité des médias et des milieux politiques dominants. Il dit ce que la majorité a envie d’entendre de la part d’une minorité, mais pas ce qu’elle pense réellement. Les "informateurs indigènes" valident les stéréotypes que la majorité véhicule sur leur communauté.
On chercherait à diviser irrémédiablement notre pays qu'on ne s'y prendrait pas autrement.
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Beautiful photograph of a Native American girl smiling for the camera in 1894
Essayons de prendre un peu de recul et d'élargir le champ des perspectives.
Historiquement, l'informateur indigène fut très souvent traducteur/interprète originaire du lieu conquis. Ce que l'on connaît aujourd'hui des Mayas, nous le devons aux espagnols conquérants qui en ont écrit, et qui ont dû fonder leur récit soit sur le témoignage direct des traducteurs/interprètes, soit sur leur médiation du discours des natifs dont la langue était inintelligible aux nouveaux arrivants.
Donc partout, dans le temps et dans l'espace, l'informateur indigène a servi de trait d'union entre dominés et dominants, une relation qui suppose a priori une absence d'égalité. Mais aussi de transmetteur de savoirs, quand bien même sa parole pouvait être soupçonnée de manquer d'objectivité, de ne pas dire "toute" la vérité... En introduction au dossier thématique "Informateurs indigènes", érudits et lettrés en Afrique (nord et sud du Sahara), Sophie Dulucq et Colette Zytnicki nous disent (c'est moi qui souligne) :
Dès le début de la domination coloniale, divers historiens européens ont, au rythme des conquêtes, entrepris d'écrire non seulement l’histoire de l'expansion occidentale dans le monde, mais aussi celle des peuples soumis. Pour autant, ils ne pouvaient entamer cette quête historiographique sans le concours de nombreux interlocuteurs locaux. On songe d'abord à ceux qui, d'une manière ou d'une autre, étaient porteurs de connaissances précieuses sur le passé de leurs sociétés, ces gardiens du temps jadis (prêtres, notables, généalogistes, griots, religieux, chroniqueurs et autres « informateurs indigènes »...) au contact de qui explorateurs, militaires et administrateurs polygraphes ont découvert l'histoire de populations inconnues d'eux. L'on pense aussi à tous ces intermédiaires culturels créés par la situation coloniale elle-même (instituteurs, interprètes, traditionnistes, lettrés, membres des élites formées à l'occidentale...) qui ont joué un rôle d'interface. Ce dossier thématique se propose donc de réfléchir aux liens tissés entre ces multiples savoirs historiques autochtones et l'historiographie de la période coloniale. Il tente de saisir les processus à l'œuvre dans ces curieuses rencontres entre une narration élaborée selon les normes de l'érudition occidentale et une approche locale du passé.
Source : Dulucq Sophie, Zytnicki Colette. Présentation : « Informations indigènes », érudits et lettrés en Afrique (nord et sud du Sahara). In : Outre-mers, tome 93, n°352-353, 2e semestre 2006. Savoirs autochtones XIXe-XXe siècles. pp. 7-14 ; https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2006_num_93_352_4220
Pour autant, le rôle du "native informant" est toujours un peu en retrait, dans une relation inégale (« chercheur » occidental / « informateur indigène »), un "rapport de domination" ... "au sein duquel le savant métropolitain parraine l'étude de l'enquêteur qui n'est jamais pleinement reconnu comme auteur", où l'autochtone occupe une position subalterne (la parole subalterne, l'intervalle subalterne) (Les subalternes peuvent-ils parler ?, Les subalternes peuvent-illes parler ?).
Même si, au bout du compte, les « informateurs indigènes », les érudits et les lettrés de l'époque coloniale peuvent être vus comme des « hommes-frontières », des passeurs, des « courtiers culturels » et, au final, comme de véritables « co-locuteurs » de l'histoire africaine. (Dulucq S., Zytnicki C.)
Car bien que le "native informant" fournisse le fond et que le colonial se contente d'y mettre la forme, la position subalterne du premier se retrouve dans de nombreux qualificatifs associés à l'informateur indigène : l'informateur invisible, rarement nommé (The Un-named ‘Native Informant’), dont The Oxford History of Literary Translation in English nous dit :
The use of a literate native informant was an accepted part of the process of translation of works from Asian languages in the nineteenth century, but these individuals were almost never named, or even acknowledged as having existed, when the works were published.
Source :
The Oxford History of Literary Translation in EnglishVoire traître !
Volume 4 1790-1900
Edited by Peter France and Kenneth Haynes
(OXFORD University Press, 2006)
De ce point de vue, il est frappant de constater l'analogie prégnante entre l'informateur indigène et l'interprète/traducteur (traduttore = traditore), un profil professionnel souvent caractérisé par son invisibilité et son manque de prise en considération par celles et ceux-là mêmes qui bénéficient de ses services. Les gens du métier comprendront ce dont je parle.
C'est aussi souvent le lot des interprètes sur les théâtres de guerre, dont la position est parfaitement inconfortable, ingrate autant que dangereuse. Exemple :
Why was the presence of the translator, the mediator who made most interrogations possible, so rarely recorded in interrogation transcripts? When the choices a translator makes have immediate weight and consequences, how does that inflect the act of translation? Can a translator be a witness, or will he always be a special class of native informant – negotiating between the trespassers and trespassed, and frequently finding himself called a traitor? Does the act of translation, like the presence of a recorder, necessarily preclude or occlude, transform or make impossible the act of witnessing?En fait, un rôle peu enviable... Ne citons à titre d'exemple (terrible) que les centaines d'interprètes afghans abandonnés par la France et la Grande-Bretagne ou les États-Unis !
Toutes proportions gardées, informateurs indigènes et traducteurs-interprètes sont souvent des métis biculturels (ou tri- ou plus), toujours un peu égarés entre deux mondes et davantage, mal-aimés et qui ne sont pleinement acceptés ni reconnus par aucune des cultures qui les ont nourris, maternelle, paternelle et adoptées.
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Venons-en maintenant à la réponse à Maître Alimi sur les ouvrages qui font référence. Sans aucun doute, le premier à citer est A Critique of Postcolonial Reason: Toward a History of the Vanishing Present, par Gayatri Chakravorty Spivak (Harvard University Press, 1999).
Avec « Can the Subaltern Speak ? », ce sont des ouvrages fondateurs des études postcoloniales. C’est d’ailleurs en citant Gayatri Chakravorty Spivak que « The Postcolonial Studies Dictionary », de Pramod K. Nayar (© 2015 John Wiley & Sons, Ltd), nous donne la définition suivante de « native informant » :In A Critique of Postcolonial Reason Gayatri Spivak argues that for the Western ethnographer to produce any kind of commentary requires a source that produces the information. Yet this individual providing the information is denied the status of an autonomous, coherent speaker. Thus the Native Informant is at once essential and invisible, providing the ‘essential’ voice of native culture yet who disappears into the text of the white ethnographer. Retaining her concerns with marginalization undertaken by colonial discourse, Spivak argues a case for the importance of the Native Informant within the colonial project itself. The Native Informant is one who is the native voice for a short period but whose voice is simply buried – foreclosed, in Spivak’s psychoanalytic language – in the textual apparatus produced by the European as a result of this voice. (...) Even in the postcolonial period, women and men from the Third World would appear to, or remain, Native Informants for First World consumption. Shahnaz Khan (2005), for example, has written about how she finds herself unfortunately complicit in the First World process of rescuing Pakistani women. For the First World, Khan notes, she is the Native Informant. Such a process enables the First World to position East and West as two absolutes, two irrevocably oppositional cultures, and to ignore the transnational nature of capitalism and patriarchy.Le dictionnaire signale également Khan, S. ‘Refiguring the Native Informant: Positionality in the Global Age’, Signs 30.4 (2005): 2017–2035.
Ce travail de Gayatri Chakravorty Spivak a donné lieu à quantité de travaux critiques, dont :
- Gayatri Chakravorty Spivak: Live Theory, de Mark Sanders (Bloomsbury Publishing, 2006) - FORECLOSING OTHERS IN CULTURAL REPRESENTATION, par HUEI-JU WANG (UNIVERSITY OF FLORIDA, 2006)- Questioning 'Muslim Fictions', par Faisal Nazir (University of Karachi, September 2019), dont j'extrais la citation suivante :
The native as intellectual, the intellectual as native
The concept of « re-Orientalism » is related to and is the latest manifestation of what has earlier been theorized as the role of « native intellectuals » by Frantz Fanon, « native informants » by Spivak and more recently as « native informers » by Hamid Dabashi.
- Spivak and Postcolonialism Exploring Allegations of Textuality, par Taoufiq Sakhkhane (Palgrave macmillan, 2012), dont j'extrais la citation suivante à propos du livre de Spivak :
- THE POSTCOLONIAL WORLD, édité par Jyotsna G. Singh et David D. Kim (Routledge, 2017)- Empire and Information : Intelligence Gathering and Social Communication in India, 1780-1870 / Cambridge Studies in Indian History and Society, par Bayly, C. A. (Cambridge University Press, 1996)- Shifting Ethnicities: ‘native informants’ and other theories from/for early childhood education, par JEANETTE RHEDDING-JONES, Oslo University College, Norway, dont j'extrais la citation suivante :Though the main subject of the book is the different figurations of the native informant as displayed in such different disciplines as philosophy, literature, history and culture, Spivak admits that her work results from previous work and contains much that may lead to forthcoming work.
An underlying question for this article regards the ‘native informants’ critiqued recently by Gayatri Spivak (1999a; 1999b). In colonising discourses, the notion of ‘native’ is negative...- Nation, Language, and the Ethics of Translation, édité par Sandra Bermann et Michael Wood (© 2005 by Princeton University Press), dont j'extrais la citation suivante :
Questions of cultural translation and radical otherness form the background for Henry Staten’s discussion of the “native informant,” or “aboriginal,” in the work of Gayatri Spivak. At the farthest point from a Western “metropolitan” subject, the aboriginal takes the role of the worldly other that is least knowable in a Western globalizing world. Staten astutely notes a structural relation between Spivak’s “tracking of the native informant” and her account of ethical translation…Notons enfin qu'Edward W. Said exprime un point de vue un peu différent en réfutant la position du "native informant".
Sources :
- Orientalism
- THE INTELLECTUAL LIFE OF EDWARD SAID, par JOSEPH MASSAD
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Conclusion
Hier personnage d'arrière-plan, plutôt effacé, aujourd'hui de premier plan, plutôt agressif, tendance "collabo", cette évolution négative du concept me semble moins être une progression qu'une régression, ou, pour employer une expression bien dans l'air du temps, un ensauvagement de nos sociétés malades de haine...
En cherchant dans ma tête une image capable de symboliser la notion de "native informant", la seule qui m'est venue à l'esprit est celle de la Statue de la Liberté...
Liberty Enlightening the World
Offerte en 1886 par l'Ancien Monde au Nouveau Monde, la Liberté était censée éclairer le monde. Or dans le pays qui fut le berceau de sa création, 135 ans plus tard la Liberté n'éclaire plus grand monde en France... Pas plus que l'Égalité et la Fraternité, notre belle devise n'étant plus qu'une juxtaposition de grands mots vides.
Je terminerai sur cette citation de Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs © Éditions du Seuil, 1952) :
À ce sujet, je formulerai une remarque que j’ai pu retrouver chez beaucoup d’auteurs : l’aliénation intellectuelle est une création de la société bourgeoise. Et j’appelle société bourgeoise toute société qui se sclérose dans des formes déterminées, interdisant toute évolution, toute marche, tout progrès, toute découverte. J’appelle société bourgeoise une société close où il ne fait pas bon vivre, où l’air est pourri, les idées et les gens en putréfaction. Et je crois qu’un homme qui prend position contre cette mort est en un sens un révolutionnaire.