Le Mystère de la Cagoule. Enquête bolivienne. L’anthropologie des regrets

Publié le 20 décembre 2020 par Antropologia

Anacharsis, Octobre 2020.

Colette Milhé, Toulouse, Anacharsis, 2020.

*Attention, comme on dit maintenant, ce texte contient des spoilers sur le très beau livre de Colette Milhé.

13 octobre 2020

21h00

Je suis bloquée. Je décide de relire le livre. Aucun problème : le texte est beau. Il y a pas mal de détails que j’aimerais retrouver. Je n’arrive pas à me défaire de cette impression de fantastique, mais en ce moment, tout ce que je lis me semble irréel. Passe pour les alpinistes qui inversent l’abscisse et l’ordonnée, les grosses voyantes justicières et les messages d’un anticapitalisme amoureux sur les pancartes. Mais voilà : quand Alecks lui offre un pendentif, j’y vois une amulette (la porte-t-elle en 2012, quand elle revient ?). Quand elle lui cire les chaussures, je lis une transe. Et quand elle reçoit des conseils de France, je les prends pour des énigmes. Au sujet de ces dernières, une question me taraude : si je me rappelle parfaitement ce que je faisais il y a huit ans tandis que Colette Milhé envoyait les chroniques boliviennes à ses souscripteurs, impossible de déceler si l’un des commentaires publiés est de moi. Je pense n’avoir rien écrit, du moins rien d’intéressant. Le passage des années semble bien favorable à l’anonymat : peut-on se reconnaître huit ans après ? Le temps tisse les cagoules de l’anthropologie.

22h00

Le texte débute par le séjour de 2006, la rencontre entre l’anthropologue paloise et le cireur pacéen. Mais la recherche démarre peut-être bien plus tard, lorsque rentrée chez elle, Colette Milhé attend que le téléphone sonne. Sauf qu’ici, tout appel est voué à l’échec. Cette enquête parle du temps où l’on griffonnait les numéros sur de minuscules papiers froissés d’avance et destinés à la perte. L’attente d’un coup de fil, porteuse de chimères, a disparu il y a des années.

14 octobre 2020

9h00

Je reprends la lecture. Les échanges monnayés occupent de la place : à 450 km de Potosí (à vol d’oiseau) c’est la moindre des choses. L’argent a donné son nom à l’argent. Les montagnes ne brillent plus comme au XVIème siècle, seules restent les pièces. Mon décodage demeure pourtant fantasmagorique : elle évoque des taux de change, je les regarde comme des formules magiques, capables de transformer des dizaines en centaines, des centaines en millierS. Les comptes bancaires deviennent des chaudrons ensorcelés ; les billets, les pages d’un grimoire interdit. Dans ce récit, tout papier semble d’ailleurs inaccessible. Comment être « en règle » quand l’administration est un mystère souvent tarifé ? Ceci dit, il y a 14 ans, le cireur était parvenu à faire inscrire le prénom de Coleth sur la carte d’identité de son bébé : tandis que pour l’anthropologue, c’est la page du carnet où Alecks a inscrit son nom et son numéro qui la « convainc pendant des années qu’il n’a pas été un mirage », lui, le lustra, peut relier la preuve de leur rencontre à l’identité de sa fille.

10h30

¡No nos olvides! Je ne peux m’empêcher de faire le lien entre ce paragraphe sur les responsabilités de l’anthropologue et une conversation avec Bernard Traimond et Éric Chauvier l’été dernier, sur tous ces enregistrements produits par les chercheurs mais qui ne transparaissent jamais dans leurs écrits, qui restent enfouis dans les tiroirs de bureaux. En les écoutant, ce n’est pas l’idée qui me surprenait mais plutôt ma culpabilité de ne pas publier. La transformation en papier semble décidemment une difficulté mais aussi un devoir. Colette Milhé dit que les chroniques fictives d’Alecks comportent ce paradoxe : « Écrire pour celui qui n’écrit pas ». Je n’y vois que de l’anthropologie : écrire ce qui n’était pas destiné à l’être.

11h00

Le bonheur est dans le livre. L’aveu du projet de texte la fait peut-être sortir du statut de touriste, la projetant sur le terrain de foot. Puis, alors que toute l’enquête avait l’air de se dérouler en public (des places, des cantines, des bars, etc.), voilà qu’Alecks et Colette se faufilent dans une ruelle, se mettent à l’abri des regards pour inverser les rôles et fabriquer de sublimes pages décrivant les gestes du métier de cireur pacéen, y compris — il ne saurait en être autrement — celui d’enfiler la cagoule. Cette sensation d’intimité qui ressurgit dans l’écriture, comme une suite d’instants, aurait pourtant bien pu s’échapper.

12h20

Je repense aux conseils que l’anthropologue a reçu par mail au cours de ses séjours pacéens, par exemple, celui d’avoir toujours un livre sur soi : Colette a-t-elle eu la sensation qu’il devenait plus compliqué de comprendre ses amis francophones que les cireurs de La Paz ? Effet de l’enquête ou de l’éloignement, est-ce elle qui ne peut pas nous comprendre ou nous qui sommes dans l’impossibilité de dire des choses cohérentes sur ce qui se passe sur la place San Francisco ? Le dispositif « Au cœur de l’enquête » autorisait en l’occurrence à intervenir : entre coquetterie moderne et fantasme participatif, je sautais alors sur l’occasion.

12h40

« Il est trop tard pour les regrets, pas pour quelques espoirs… », écrit Alecks dans l’une de ses chroniques fictives (p. 150). L’anthropologie arrive-t-elle donc toujours trop tard ? Voilà une pensée qui n’arrange pas ma culpabilité.

13h00

Je reçois un message de mon ancien et futur chef : je suis prise pour une mission de quelques semaines, qui devrait démarrer bientôt. Il compte sur moi, il aurait juste oublié de me prévenir. Je dois me préparer pour cette reprise : d’ici peu, mon travail m’absorbera mentalement et physiquement.

Colette parle de l’écriture Ici et là-bas évoquée par Clifford Geertz1. Le ici et le maintenant serait toujours un peu une traduction du là-bas et de l’alors. Le passage du temps perturbe autant que le déplacement le sens de ce que l’on a voulu écrire. Après huit ans d’interférences, mes notes et entretiens de 2012 sur les disparus de La Palma (îles Canaries, 1936) doivent être incompréhensibles ! Ma culpabilité n’a de cesse de me rattraper : « Tous les regrets sont permis » écrit Colette (p. 147).

13h34

Une transcription mixte attire soudain mon regard : « Oui, c’est lui ! ¿Es flaco? ». Dans Le Mystère, certaines paroles apparaissent en espagnol et d’autres directement en français. Quoi qu’il en soit, les procédés de traduction sont rarement visibles. Le tout donne vraiment la sensation d’une pratique indifférente des deux langues : je ne me rends évidemment compte de rien à la première lecture. Reflet de l’immersion linguistique, aucun mot ne saurait remplacer « flaco », même s’il signifie une caractéristique physique (la maigreur), c’est aussi un mot qui, dans certaines régions hispanophones, est souvent employé pour interpeller autrui (un peu comme « che », « chico / chica », « nené», etc.). Le mot revêt peut-être une certaine efficacité pour désigner Alecks : Colette ne peut donc pas le traduire. Mais soudain, je me demande s’il existe un mot semblable en béarnais… Je tombe sur flac, qui voudrait dire « faible ». J’aurais dû commencer par là.

14h00

L’exotisme serait bel et bien une affaire de riches. Il n’y a pas de mot pour désigner les attentes des pauvres envers nos pays riches : nous avons l’exotisme pour nous figurer des contrées et modes de vies d’autres lieux et d’autres temps sur un registre sensuel, lié à une certaine oisiveté. Luxe suprême, les chimères de l’exotisme nous autorisent à regretter nos modes de vie. Sensation antagonique : certains cireurs que Colette croise parlent de la France comme d’un lieu où partir vivre pour gagner de l’argent, faisant du travail le motif de leurs rêveries migratoires.

16h00

Dans un mail, Bernard Traimond recommandait à Colette Milhé d’amasser les informations tous azimuts « sachant qu’on ne comprend qu’après coup ». La formule est efficace. L’anthropologie, discipline des regrets, y trouve aussi un début de justification, la promesse d’une méthode.

18h00

Mince alors, me revoilà à verser une larme en lisant les deux derniers paragraphes. Cette fois, par anticipation : alors qu’à la première lecture c’est l’expression « chant du cygne » qui m’avait touchée, je cligne maintenant des yeux dès le « curieux détachement », que je trouve d’une infinie mélancolie.

Dans quelques jours donc, je retournerai travailler dehors. J’enfilerai mes plus vieux vêtements et chaussures élimées, j’aurai une boite pour ranger mes outils, mes brosses aux poils plus ou moins fins. Je passerai des heures à quelques centimètres du sol et, à cause de la poussière, du vent et du soleil, je couvrirai ma tête et ma bouche, je porterai évidemment une casquette. En hiver, j’enfilerai peut-être une cagoule.

18h30

Je sors bavarder. Ma voisine me félicite pour ma perspective d’emploi :

Tu vas faire quoi ?

Beh fouiller.

Je lui explique qu’en fait mon métier c’est archéologue.

Ouah ! Trop bien !

La tenue ne fait décidément pas la reconnaissance.

Elle me regarde quand même un peu surprise: elle ne doit rien y comprendre puisque la semaine dernière j’étais traductrice et hypothétique prof d’histoire géo avec des diplômes en anthropologie. Je souris en relisant mentalement mon curriculum : ma plus belle collection de regrets.

Julie Campagne

Lanzarote, 19 octobre 2020

1 Geertz, C. 1996: Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié.