Jean-Philippe Delsol
En 1990, 36 % de la population mondiale vivait en dessous du seuil de la grande pauvreté, soit 1,9 milliard de personnes. En 2015, 10 % vivaient avec moins de 1,90 dollar par jour, le nouveau seuil rehaussé de grande pauvreté, ce qui représentait 734 millions d’habitants. Malgré une hausse de 50% de la population sur la même période, la grande pauvreté a donc très fortement régressé depuis la chute du Mur jusqu’à la crise de la Covid.
Cette réduction très significative de la grande pauvreté tient à des causes multiples : lutte contre la corruption, meilleures institutions…, mais la plus importante est sans doute l’ouverture des frontières, la réduction des droits de douanes, la progression très forte des échanges qui a permis aux pays les moins développés d’importer des techniques de fabrication et de vendre leurs produits. L’ouverture et l’élargissement des marchés ont favorisé l’intégration des pays pauvres dans la chaîne de valeur des pays développés et d’enrichir à la fois les pays pauvres et les pays riches. La croissance a mieux profité aux innovateurs, plus nombreux dans le monde développé, mais elle a haussé le niveau de vie de la plupart des habitants du monde.
La crise du Covid en apporte la preuve a contrario. L’économie des Pays les moins avancés –PMA- sera en2020 au plus bas depuis une trentaine d’années en raison du coronavirus, relève le rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Bien sûr ces pays sont aussi, souvent, ceux qui souffrent plus particulièrement de la guerre, de mauvaises institutions, de gouvernements et d’administrations prévariqués, de politiques étrangères au bien commun… Mais la baisse drastique des échanges mondiaux et la mise à l’arrêt de l’économie d’une grande partie du monde va faire basculer 370 millions de ressortissants des PMA dans l’extrême pauvreté, observe la CNUCED.
Ce n’est pourtant pas la pandémie qui a beaucoup frappé ces pays plus jeunes, peut-être plus aguerris et où la population est souvent moins dense que dans les pays développés. Le taux de mortalité par million d’habitants atteint dans les PMA seulement 3% de celui des économies développées. Mais avec la pandémie, ces pays ont vu leurs exportations chuter et par suite leurs revenus et leurs rentrées fiscales baisser. La valeur du commerce mondial de marchandises devrait chuter de 5 à 10% en 2020 par rapport à 2019. Il s’agit de la « plus forte baisse du commerce de marchandises depuis 2009, lequel avait alors chuté de 22% ». La chute prévue pour le commerce des services est encore plus importante, avec une baisse probable de 15,4% en 2020 par rapport à 2019. Si elle se confirme, il s’agirait de la plus forte baisse du commerce des services depuis 1990. « En 2009, à la suite de la crise financière mondiale, le commerce des services avait chuté de 9,5% », rappelle la CNUCED. En sus, ces économies pauvres sont fragilisées par la baisse des investissements étrangers et des envois d’argent des émigrés.
Mais presque tous les pays du monde subiront une décroissance cette année. La Chine semble faire exception mais ses chiffres ne sont pas fiables ! Et chez tous, ce sont les plus pauvres qui seront sans doute le plus touchés. En France, le RSA explose : le seuil de 2 millions de foyers allocataires a été dépassé, + 6,2% sur un an en juin ; 700 000 emplois ont été perdus au premier semestre et ce sont les plus précaires qui en ont été les premières victimes. La baisse des échanges rétrécit les chiffres de vente, atteint les capacités bénéficiaires, entrave l’emploi, déclenche un processus qui ressemble souvent à un cercle vicieux.
C’est un avertissement à tous ceux qui, souverainistes, veulent fermer les frontières aux échanges, comme à tous ceux qui, égalitaristes, veulent casser les mécanismes vertueux de la production et du commerce mondiaux et prônent la décroissance. La crise actuelle nous donne en petit une image de ce que serait l’avenir si nous les écoutions.