Ce livre (disponible collection folio essais) a semble t'il boulevrsé l'ethnographie moderne dans les années 70. J'en donne ici un petit résumé personnel. L’auteure se détache de la démarche classique. Elle se focalise sur la « lutte à mort » dans un « duel de sorcellerie » et la façon dont cette « crise » se déroule au travers des mots (accusation, non dit) dans le bocage normand. Elle s’oppose par là aux folkloristes, qui prennent les paysans pour des attardés superstitieux et se contentent de noter des « recettes de cuisine » en apparence naïves. En prenant un rôle actif (ce faisant passer pour ensorcelée ou désorceleuse, involontairement au départ puis en ne détrompant pas ces interlocuteurs), elle biaise en partie le récit. La présence de l’ethnographe, ses doutes, ses sentiments…font partie intégrante du document. Elle cherche pourtant à justifier de le caractère scientifique de son œuvre (entre autre en cumulant des schémas de situation en dernière partie de son ouvrage). Elle explique que cette façon de procéder, bien qu’imparfaite, est la seule possible pour réaliser une étude de la sorcellerie du bocage : « De tous les pièges qui menacent notre travail, il en est deux dont nous avions appris à nous méfier comme de la peste : accepter de participer au discours indigène, succomber aux tentations de la subjectivité. Non seulement il m'a été impossible de les éviter, mais c'est par leur moyen que j'ai élaboré l'essentiel de mon ethnographie. » (Jeanne Favret-Saada)
Ce travail repose sur les récits de bocains pris dans de sordides histoires. Les situations professionnelles, psychologiques, familiales et sociales des protagonistes d’environs 4 cas particuliers sont minutieusement décrites.
Voici les personnages principaux de ce drame champêtre :
- le sorcier : est un jaloux qui s’attire le bien de ses victimes en posant des charmes et des maléfices. Il tire son pouvoir de livres mauvais et il est dévoré par son pouvoir s’il n’en fait pas l’usage. Sa famille est le vecteur volontaire ou inconscient de sa puissance. Au cours de ses recherches, l’auteure n’a pas pu interroger ces personnages : nul sorcier désigné ne s’admet comme tel. De plus, si jamais elle entend parler d’un sorcier (par ses victimes), il serait perçut comme trahison le fait qu’elle recueille son témoignage. Tout long de l’ouvrage, nous n’aurons donc que le point de vue des accusateurs.
- L’ensorcelé : se désigne comme tel quand la succession de malheurs prend une allure surnaturelle (perte de récoltes, de bêtes, la maladie, en particulier quand elle touche le chef de famille –le seul véritablement visé par le sorcier) et ne peut plus s’expliquer par la science moderne ou dite « science positive » (médecin, vétérinaire).
- Le désorceleur / desorceleuse : possède, comme le sorcier, des pouvoirs qu’il peut lui opposé. A la différence du sorcier, ce n’est pas un jaloux. Il tire un salaire de son travail, mais ce n’est pas sa principale source de revenu. Les biens soustraits à la victime seront rendus, un excédent sera enlevé au sorcier comme une sorte de leçon, mais ce n’est pas le désorceleur qui en sera bénéficiaire. On ne sait rien ou presque de ces bienfaiteurs de l’ombre, capables de s’impliquer dans une lutte à mort. Ils sont eux-mêmes paysans, décrit comme ayant le sang fort. Rien à part leur réputation ne les distingue des autres habitants du bocage.
- Enfin, le village. Les paysans ne supportent pas d’être considérés comme des superstitieux archaïques et nient l’intervention du magique dans la situation de l’ensorcelé, l’emmurant dans le silence. Il faut généralement l’intervention d’un ancien ensorcelé qui joue le rôle d’ « annonciateur » pour amorcer la recherche d’un désorceleur, à l’extérieur du village.
La crise se déroule en plusieurs temps. Le sorcier fait le tour des biens de sa future victime, ils posent des envoûtements sur sa propriétés (par exemple des beurrés, sorte de végétal globulaire se chargeant d’un liquide laiteux au détriment de la richesse en lait des vaches) ou sur lui même (poignées de main, prédictions…). A partir de là, l’ensorcelé voit sa propriété et parfois même sa santé décliner. Après s’être adressé aux médecins, puis au curé pour un désenvoûtement, s’être confronté à l’impuissance des uns et à l’incrédulité des autres, il ne lui reste plus de solution dans le cadre du village. Une autre personne, souvent de la famille, suggère l’intervention d’un sorcier. L’annonciateur propose à l’ensorcelé de le conduire à un désorceleur de sa connaissance. Le désorceleur pose un diagnostic (il y en a beaucoup, ils sont très forts, ils sont proches de vous…). S’il accepte le cas, il demande à son client de ne rien lui cacher des événements pouvant être lié à la situation (perte, coïncidences, querelles de voisinage…). Une fois le (ou les) sorcier(s) désigné, les ensorcelés ne devront plus entretenir de contact avec leur ennemis (duel de regards…) ce qui exclut complètement une explication entre les deux parties. Puis le désorceleur va accomplir des actes magiques : planter des clous dans un cœur de bœuf, faire sauter du sel dans une poêle chauffée au rouge… Ces actes ont pour but la souffrance du sorcier. Le sorcier alors s’oppose au désorceleur et il s’engage entre eux une lutte à mort (contorsion, douleur, folie, mort). Jusqu’à ce que l’un des deux triomphe. Si c’est le sorcier, l’ensorcelé devra s’adresser à un désorceleur plus puissant ; dans le cas contraire, le sorcier périclitera à son tour (perte de bien, vente de la ferme, maladie, mort).
Certains ensorcelés furent au départ accusés d’être des sorciers et la genèse de leur propre malédiction viendrait de là. Malheureusement, comme ils ne peuvent avouer au désorceleur l’origine de l’histoire, ils finiront par occulter l’accusation initiale et se retourner contre quelqu’un d’autre. On imagine comment ces histoires peuvent se répercuter sur des générations sans qu’une solution puisse juguler ces batailles à coup de sorcellerie.
Si j’ai trouvé des références intéressantes et un autre regard sur le monde de la sorcellerie paysanne, j’ai quelques regrets : aucun témoignage de sorcier, rien sur la formation et les convictions des désorceleurs. Dans le fond, l’auteure elle même est septique quant à l’existence d’un pouvoir magique réel, si ce n’est celui des mots : ceux qui accusent (menant au malheur du sorcier) et qui rassurent ou angoissent (quand le désorceleur à finit sa tache). Des maréchaux ferrants, des guérisseurs, de ceux qui connaissent les simples… il n’en est jamais question, probablement parce que leur rôle ne se développe pas forcément dans une perpétuelle lutte d’intérêt mais participe à un autre équilibre.