Voici une description poétique d'Abhinava Gupta, par un adepte qui était venu le voir depuis le Sud de l'Inde :
"Puisse la sublime, la brillante incarnation de l'intelligence
veiller sur nous, en sa forme nouvelle et ici présente !
En son absolue compassion, cet avatar de Dieu
est descendu en ce pays du Cachemire.
Dans un jardin de vignes,
il siège dans un pavillon fait de joyaux cristallins,
agrémenté de merveilles multicolores.
Le lieu est parfumé d'encens et porte les effluves puissantes
de guirlandes de fleurs, de pâtes à brûler et de lampes capiteuses.
Partout résonnent les instruments de musique, les chants, les danses.
Le lieu est rempli de yoginîs et d'adeptes accomplis.
Il y a un trône d'or sur lequel se trouve une couche moelleuse
à laquelle pendent des colliers de perles.
Abhinava Gupta est installé, entouré par plusieurs rangs
de tous ses disciples, à commencer par Kshéma Râja,
qui sont assis à ses pieds et qui écrivent tout ce qu'il dit,
leur cœur attentif.
De chaque côté de lui, se trouvent deux épouses sacrées,
qui tiennent une jarre du Nectar divin, une boîte pleine de bétel,
et dans les mains de l'autre brillent un citron et un lotus épanoui.
Ses yeux tremblent de félicité.
Au centre de son front, il porte un point clairement tracé avec de la cendre.
Son oreille resplendit d'une graine de rudrâksha.
Sa longue et abondante chevelure,
est nouée d'une guirlande de fleurs.
Son corps est coloré, sa poitrine noircie
par l'éclat de la résine de faune (yaksha).
Il porte un long cordon sacré.
Il est revêtu d'un châle de lin
blanc comme la lune.
Il est assis dans la posture du yoga des héros.
Une de ses mains, posée sur ses genoux,
tient un rosaire et ses doigt montrent clairement
le symbole de la connaissance divine.
De sa main gauche, pareille à un lotus,
ses ongles scintillants font sonner une harpe."
"L'incarnation de l'intelligence" : (jnâna)dakshinâmûrti, cette forme (mûrti) de Shiva est spécialement vénérée dans le Sud de l'Inde à Maduraï, ville d'où est originaire l'auteur de ces versets, Madhu Râja Yogî. Mais dakshinâ désigne aussi l'habilité, l'intelligence pédagogique. Cette forme de Shiva s'est manifestée pour enseigner la connaissance (jnâna) à de vieux sages (rishis) sous la forme d'un jeune homme qui pointe la vérité en montrant le symbole (mudrâ) de la connaissance divine. Or, tous ecs traits sont ici ceux d'Abhinava Gupta, dont le nom même (abhinava) suggère le caractère précoce. Il est donc décrit comme une nouvelle incarnation (avatâra) de Shiva, mais au Cachemire, pays de la Déesse de la connaissance (Shâradâ). Depuis toujours, le "shivaïsme du Cachemire" a uni le Nord et le Sud de l'Inde. Il est, au fond, son âme subtile, le "trait" qui uni ses parties les plus éloignées, comme le canal central (madhya-nâdî) réunit tous les plans de l'unique conscience.
"En sa forme nouvelle" : abhinava-, Abhinava Gupta étant considéré comme l'incarnation de Shiva, mais aussi de Patanjali, selon une tradition orale.
"de pâtes à brûler" : dhûpa, encens sous forme de pâte.
"rempli de yoginîs et d'adeptes accomplis" : les adeptes accomplis, féminins et masculins, qui personnifient aussi les organes sensoriels et mentaux ainsi que leurs objets respectifs. Leur union engendre les mondes propre à chaque sujet individuel.
"épouses sacrées" : dûtî "messagères", partenaires dans le rituel primordial (âdiyâga) d'union sexuelle. Elles sont appelées messagères car, dans les rituels les plus anciennes, les femmes sont les canaux des entités divines.
"Nectar divin" : shiva-rasa, le vin, le divin sous forme liquide, l'un des trois éléments consommés par les adeptes de l'expansion de conscience (brahmacârya).
"bétel" : feuilles à mâcher qui rougissent les dents, ont un effet excitant léger comparable au tabac.
"la posture du yoga des héros" : vîra-yoga-âsana ; selon le Suprabheda Tantra, III, 61, consiste à s'asseoir avec les deux genoux superposés, la jambe gauche sur la droite et les deux mains posées sur les genoux.
"le symbole de la connaissance divine" : shiva-jnâna-mudrâ, le pouce et l'index joints, il tient en même temps le rosaire de cristal ; notons que ce sont aussi les attributs de Sarasvatî et de la Déesse Parâ au sein du panthéon du Trika. Sarasvatî, Shâradâ et Parâ ont des iconographies (dhyâna-shloka) très voisines.
"il fait sonner une harpe" : nâdayan nâda-vinâ, "il fait résonner un instrucment à corde de résonance" ; vu qu'il joue avec une seule main, il s'agit d'une sorte de harpe pour accompagner le chant.
Abhinava Gupta ne s'est jamais marié. Ile st resté "étudiant brahmanique" (brahmacârî) toute sa vie. Mais ici l'état d'étudiant désigne plutôt l'expansion de la conscience (brimh<brahman) autour de la pratique des trois brahmans, deux étant cause d'expansion (la viande et le vin) et le troisième étant son effet (la semence).