" Ayez donc les femmes, dit-il tout bas au baron, en riant d'un rire hardi, vous vendrez le monde ! " p 69
Le XIXème siècle voit l'essor des grands magasins avec les travaux hausmanniens du second empire. Paris se transforme, les petits commerces souffrent de cette nouvelle concurrence avec laquelle ils ne parviennent pas à rivaliser. Ainsi, quand la jeune Denise Baudu arrive de la province pour travailler dans le petit commerce de son oncle, celui-ci lui fait comprendre qu'il n'a pas suffisamment de travail pour elle. La jeune femme se résout alors à se faire embaucher Au bonheur des dames, le grand magasin de prêt à porter qui se développe dans le quartier. Si Denise rencontre des difficultés à ses débuts, en butte à la cruauté des petites vendeuses qui connaissent des vies difficiles à cause de la précarité, et sur lesquelles pèsent sans cesse le spectre du licenciement, elle prend peu à peu sa place, soutenue par Octave Mouret, le directeur du magasin, qui tombe peu à peu sous son charme.
Octave Mouret est un homme redoutable, qui maitrise parfaitement les coulisses de la vente, les stratégies commerciales, les nouveaux outils à sa disposition comme la réclame, et surtout, qui a compris combien son commerce devait s'appuyer sur la femme et ses désirs.
" Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d'abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puis dévorée. En décuplant la vente, en démocratisant le luxe, ils devenaient un terrible agent de dépense, ravageaient les ménages, travaillaient au coup de folie de la mode, toujours plus chère. " p 69
Pour créer son grand magasin fictif Zola, réponse à un journaliste cité dans "Au bonheur des dames", l'auteur des " Rougon-Macquart " s'est inspiré du triomphe du " Bon marché ", créé à Paris vingt ans plus tôt par Boucicaut. Il met en valeur le rouleau compresseur que constituent les grands magasins pour les petits commerces, qui pourtant proposent souvent des articles de bien meilleure qualité, modelés par des artisans et non pas par des spéculateurs. Si les artisans résistent, ils se font petit à petit happer par cette machine infernale. Il montre aussi les dangers de la consommation à outrance à travers les portraits de quelques femmes prêtes à tout pour être à la pointe de la mode. Par le biais de la jeune Denise et de Octave, il offre aussi un point de vue plus nuancé : les deux personnages sont conscients de la nécessité de s'adapter à ce siècle en mouvement, qui doit nécessairement évoluer vers le progrès, quitte à laisser des êtres au bord de la route. L'auteur dira lui-même " Je n'attaque ni ne défends l'argent, je le montre comme une force nécessaire jusqu'à ce jour, comme une force de civilisation et de progrès. " ( Becker et Landes 1999, p. 90.)
Ce roman ambitieux brille par son intelligence, présentant le plus honnêtement possible cette mutation, en s'appuyant sur l'histoire de personnages attachants dont la jeune Denise, femme forte qui ne se laissera pas avilir par les hommes. Un grand moment de lecture !