Trajet de la pensée
Ma mère, entre meurtriers et aliénés,
tu m'as fait naître, nourrisson sans défense.
Mon pays était une guerre, mon père un déserteur.
J'ai pris les trains du temps de guerre,
entre les wagons, sur leurs toits,
et la communauté des affamés m'a accueillie, m'a donné du pain.
Ainsi je suis rentrée chez ma mère en secret,
franchissant les frontières tracées par l'Histoire.
Dans mon esprit un trajet de pensée s'est ainsi forgé.
Toutes mes pensées nouvelles reprennent ce trajet,
éveil de ma conscience, dans les trains de la mémoire,
entre les wagons, sur leurs toits,
réclamant le pain de la communauté qui accueille,
pour enfin retrouver le pays natal,
franchissant les frontières tracées par l'Histoire.
La rose des pierres
La joubarbe pousse au jardin, où se trouvait
une grange ; la mauvaise herbe et la joubarbe.
L'ombre d'un grincement cinquantenaire de charrette
se projette sur le porche.
Elle s'arrête. Ni la maison, ni le jardin,
ni la barrière, ni le réveille-matin
ne lui avaient jamais posé question.
Elle s'arrête. Elle écoute de tout son corps.
Et à cette simple question elle répond
longuement par sa vie entière.
Sur son visage immobile il y a
le chemin sinueux des larmes.
Nocturno
Le soleil passe sous l'horizon, il fera noir –
et c'est comme ne croire en rien.
Les rails du tram, double solitude,
reculent dans la nuit et s'y perdent.
Les cloches non plus ne se répondaient rien.
Je t'oublie, jeunesse, avec ton tocsin.
Je ne sais pas comment est la bouche du crocodile
Je ne sais pas comment est la bouche du crocodile
grande ouverte.
Au zoo j'ai seulement vu ça de loin,
et au zoo, ce n'est pas pareil.
C'est clair, en effet, qu'elle n'est pas pareille
la bouche du crocodile grande ouverte
à la bouche du crocodile grande ouverte.
Je ne sais pas comment sont tes yeux.
Une fois par semaine, je le voyais
à la seule fin de voir
tes yeux.
Et une fois par semaine ce n'est pas pareil;
c'est clair, en effet, que tes yeux ne sont pas pareils
à tes yeux.
Je suis sûrement vraiment vilaine
avec toi,
vilaine comme une créature ensauvagée,
six fois par semaine ensauvagée,
peut l'être ;
comme la bouche du crocodile
grande ouverte.
Gizella Hervay, phrases élémentaires, traduit par Jean-François Puff et Zsófia Szatmári, 2020, éditions L’Usage, 128 p. 15€, pp. 15, 47, 51 et 72
Sur le site de l’éditeur
« Tőmondatok, que nous avons traduit par Phrases élémentaires, est le premier recueil important de la poète Gizella Hervay (1934-1982). Publié en 1968, à Bucarest, ce livre de haute intensité expressive unit âpreté et délicatesse, violence et douceur. Il est marqué par la fin tragique d’un amour, le souvenir d’une guerre se poursuivant en guerre froide, et la mémoire d’un exil. Si Hervay est née en Hongrie, à Makó, l’éclatement de sa famille la conduit d’abord à vivre avec sa grand-mère, à Budapest, puis à rejoindre sa mère dans le Nord-Ouest de la Roumanie, à l’âge de douze ans, en 1946 :
Dans mon esprit un trajet de pensée s’est ainsi forgé.
Toutes mes pensées nouvelles reprennent ce trajet,
éveil de ma conscience, dans les trains de la mémoire,
entre les wagons, sur leurs toits,
réclamant le pain de la communauté qui accueille
Cette éternelle reprise caractérise un recueil qui s’achève sur l’image emblématique de réfugiés en route, auxquels elle s’identifie : « parce qu’on a précipité mon enfance, de la fenêtre d’une guerre /…/ et c’est toujours le même landau cabossé, / le même landau cabossé, / le même landau cabossé… » C’est ainsi que la poète se représente sa vie, et ce trajet ouvre les questions centrales du livre, celles de la liberté individuelle et de l’identité subjective, auxquelles l’écriture de poésie tente de répondre :
Pays natal, patrie, il m’a fallu tout trouver pour moi-même,
quand d’autres y sont nés.
Cette patrie n’est pas le pays réel où vit la poète – la Roumanie de Ceauşescu – c’est un pays qu’il faudrait bâtir, et faire tenir par la parole de poésie, dans une langue minoritaire. Au cœur de cette tentative de vie et d’affirmation de soi, se trouvent nos capacités proprement humaines de création, et notre capacité d’aimer. Or, Phrases élémentaires est précisément le livre de la fin d’un amour, qui n’en finira pas, unissant Hervay à Domokos Szilágyi, le grand poète de la communauté magyarophone de Roumanie, dans ces années. La section « À trois voix », emblématique d’un art voué à la diversité formelle, y est tout entière consacrée. Songeons, lecteurs français, à la relation publique de Nusch et de Paul Éluard, seul poète cité dans le recueil. Nous donnons ici à entendre la prose conclusive de cette section, « Levél helyett », enregistrée par la comédienne qui fut la voix de cette communauté poétique, Kinga Illyés. « Au lieu d’une lettre », c’est un poème, dans lequel l’amant est à la troisième personne. On y entend de la douceur, de la tendresse, jusqu’au chuchotement ; on saisit de quelles blessures surgit cette poésie souvent violente :
Trouver le mot, celui qu’il cherchait sans le trouver, et dont il a besoin pour arriver là où il n’est rien d’autre que lui-même, traversant les strates de la terre, traversant les époques de l’Histoire. Il est inutile et ridicule de lui jeter les mots que nous aimons, nous ne faisons que le frapper – moi, si je dis : « lait », je vois un grand noyer, trouées de ciel dans son feuillage, sous l’arbre une table de jardin, du lait dans un verre ; le lait, le lieu, resplendissent. Mais peut-être se souvient-il n’avoir pas eu de lait, il manquait, et sa mère était loin, et tu le frappes avec ce mot. Mais si tu trouves le mot qu’il cherche ! il sera ton compagnon, et te répondra, et dans sa réponse le mot perdu s’illumine, celui qui, autrefois, a roulé de la poche de ton enfance, sans laisser aucune trace.
« Au lieu d’une lettre » (extrait)