Elle entre ici dans Sade non par ses livres, mais par le paysage — les châteaux du Vaucluse dans lesquels il a vécu et qu’il a réinventés pour ses personnages. Elle s’approche de Sade par les prénoms de ses personnages, qui redeviennent par coïncidence et par chance ceux de ses camarades d’enfance de l’école primaire : Augustine, Fanny, Sophie, Colombe, Rosette et Michette. Elle apprivoise Sade par les villes qu’il a traversées, Marseille par exemple. Elle pénètre Sade par ses goûts, son appétit dévorant, ses manies alimentaires, par ses préférences gustatives. Elle voyage en Sade grâce aux arbres et grâce aux végétaux. Les amandiers et les amandes, les chênes et les glands, les cerisiers en fleurs. Liliane Giraudon redouble certains épisodes privés et certains gestes de la vie de Sade. En buvant un pastis elle goûte aux pastilles à la cantharide que Sade utilisa pour droguer certaines de ses victimes. En lisant les Pieds Nickelés elle identifie le quatuor inquiétant des 120 journées de Sodome. En prononçant le nom de la prostituée que Sade violenta, Rose Keller, elle entend le nom de sa propre grand-mère, Rose Chabert. Tout ce jeu mémoriel d’échos, et ce flux temporel qui passe, de Sade à Liliane Giraudon, mais aussi d’un corps à un paysage, d’un mets à un nom propre, alimente une mémoire vive se déposant en 111 fragments qui, finalement, brisent le miroir qui les a agencés. « Je retourne sur ses terres. Je lis ses lettres. Je m’invente une rencontre » écrit Liliane Giraudon. Parfois, même, elle l’entend rire.
Sade n’avait pas de visage. Liliane Giraudon porte son masque. Épouser les traits d’un écrivain qui n’en a pas ? Ça fait sans doute qu’on s’écrit un visage de mots, et qu’on donne à voir pour toute image un mur de pierres — ainsi c’est la photographie de Marc Antoine Serra représentant un détail d’un mur du château de Lacoste qui sépare les deux parties du texte, soit ces 111 fragments d’une part, des extraits de la correspondance de Sade destinée à sa femme d’autre part. Ce visage de mots, il est constitué des mots d’autres écrivains et correspondants que Liliane Giraudon admire — Villon, Montaigne, Beckett, Renée Pélagie de Montreuil. Ce visage en mots, il pourrait aussi être dessiné par les lumières théâtrales que sculptent les mises en scène contemporaines de Claude Régy et Robert Cantarella dont les noms sont ici évoqués. Sade lui-même n’a-t-il pas été un homme de théâtre ? Ce visage plurisyllabique, il est enfin mis en musique par le provençal, langue que parlait Sade, langue qu’a entendue Liliane Giraudon durant son enfance. Et les mots jouent, et les mots vivent, et les mots sourient et se précipitent : c’est en tout cas ce que nous rappelle le prénom de Sade, dont les lettres culbutent les sons. Alphonse épouse Aldonse, tandis que Liliane Giraudon continue de chercher ce qu’elle ignore mais que le hasard chiffré, peut-être, désaveugle en partie. « Pourquoi 111 ? Parce qu’en 1926, un premier juin, resurgissaient dans une vente 111 feuillets de diverses grandeurs, écrits au recto, constituant un petit in-18 pour la reliure. Ce précieux document se composait de notes préparatoires (sans doute pour une Nouvelle Justine). Elles se présentaient comme l’armature d’un travail d’adaptation, son canevas. Des notes sèches, frontales, montrant que Sade travaillait avec ce qu’on appellera plus tard des fiches… Une équivalence ». Un fragment plus loin, Liliane Giraudon observe de plus près le chiffre 111 et y repère une sorte de bégaiement, un « chiffrage entêté ». 111 fois, donc, il s’agit de fouiller le corps imaginaire de Sade plutôt que ses livres : sa vie quotidienne de prisonnier, ses papiers, ses goûts, ses aventures, ses comptes, ses listes, ses fureurs, ses démons, ses habits, ses couleurs, ses matières et ses manières, ses manques et ses attentes, ses colères, par exemple quand il explique combien la captivité constitue la pire école du vice. « J’ajoute et certifie aujourd’hui au bout de deux ans de cette horrible situation, que je me sens mille fois pire que je n’étais en entrant ici, que mon humeur y est devenue aigre, acariâtre, mon sang mille fois plus bouillant, ma tête mille fois plus mauvaise, et qu’en un mot il faudra que j’aille vivre dans un bois en sortant d’ici, par l’impossibilité de l’état dans lequel je suis me mettra de vivre avec des hommes ! Eh ! Que m’en coûterait-il grand dieu de dire que ça m’a fait du bien, si ça m’en avait fait ? Hélas ! Messieurs les apothicaires, à présent que vos drogues sont payées et aux deux tiers pris, pourquoi ne conviendrai-je pas de leur efficacité si elles en avaient ? »
Raconter Sade par le détail, le menu, l’anecdote, les circonstances. Rendre compte de son œuvre et de sa vie dans un texte troué qui se refuse au commentaire et à l’analyse suivie. Ce projet donne, parfois, des fragments constitués d’une série litanique de verbes à l’infinitif, qui suspendent le temps en un songe entêté. Ces verbes disent l’action et l’engagement du scripteur-lecteur, la politique et la poétique hors du temps : l’éternel retour de l’acte d’écrire et de lire, le cycle de la création, mouvement incessant qui repose sur un couple indéfectible, celui de l’écrivain et de son lecteur. « S’aveugler assez pour pouvoir survivre. Croire avoir sous prétexte de désirer voir. Voir venir sans savoir ce qui va advenir. Douter d’avoir voulu éclaircir et s’empresser de méconnaître. Penser avoir entrevu et se convaincre d’avoir rêvé. Constater préférer achever pour à nouveau respirer. Refuser de croire de peur de cesser de vivre. » Ils disent aussi les rapports dialectiques entre bourreau et victime, volonté et soumission, libre arbitre et aliénation, jeu et authenticité : « S’étonner de cesser de craindre et de désirer enfreindre. Croire devoir échapper et se précipiter. Apercevoir le voir, ignorer le jouir en jouant à se laisser contraindre. Préférer croire ne pas savoir. »
Franju filma les plus beaux des yeux sans visage. Liliane Giraudon compose un visage étrange dont le regard, plus que jamais, nous fait signe tout en échappant à nos lumières. « Effacement dans la transmission », écrit-elle. Regard, trou, trou de regard, regard troué, regard blanc. On parle aussi de regard des étoiles. Enfoui sous terre, disparu, enterré dans un bois comme il en avait rêvé — mais ce vœu ne sera pas respecté —, Sade espérait que sa fosse serait recouverte par des chênes, sa tombe disparaissant de la surface de la terre comme sa mémoire s’effacerait de l’esprit des hommes. Cela n’a pas eu lieu. Son corps n’est pas revenu à la nature dans le décor qu’il souhaitait. Mais ses écrits nous « baisent » de toute leur âme, lui qui écrivait à son épouse alors qu’il était embastillé : « Venez me voir, je vous en prie ; venez quand vous voudrez, vous me ferez toujours plaisir et honneur et vous pourrez être sûre que, malgré tous les chagrins que vous me donnez, vous serez bien baisée, oui, baisée de toute mon âme ». Nous sommes tous et toutes les épouses de Sade, des épouses Sade.
Anne Malaprade
Liliane Giraudon, Sade épouse Sade, Les Presses du réel, Al Dante, 2020, 10€