Mais qui donc est la folle de la porte à côté ? Est-ce celle qui pense qu’elle est une chaise sur laquelle personne ne s’assied (p. 71) ? Ou celle qui désire une chaise, et pourtant ne s’y assoit pas (p. 76) ? Est-ce celle qui parle, et qui dit « je », et qui dit « tu », et qui dit « nous », et qui dit « elle », quand elle parle d’elle ? Ou bien est-ce nous, lisant cela, et qui nous trouvons forcément de l’autre côté ? Le fou, est-ce l’autre ? Est-ce bien l’autre, est-ce toujours l’autre, celui de la porte à côté, qui n’est pas loin, qui n’est pas soi ? Est-ce l’auteur, Alda Merini, quand nous la voyons comme une folle (p. 45) ? Ou est-ce nous-mêmes, oui, nous lecteurs, quand elle nous considère comme tels, nous qui sommes de l’autre côté ? La frontière de ce livre est là, dans cette ligne insituable entre la norme et la folie, entre raison et déraison.
Sens et non-sens.
4 sections pour ce livre en prose, dont chacune s’ouvre par un poème, noyau nucléaire qui condense tout ce qui sera dit ensuite. Sur « L’Amour », « La Séquestration ». Sur « La Famille ». Sur « La Douleur ». Autant dire les parties d’une vie, les éléments d’une existence étalés dans une prose dense qui n’en finit pas d’emmêler confidences, souvenirs, anecdotes et rêveries. Moments lucides, où la vie s’égrène à petits pas, en choses jamais pardonnées, jamais avouées : l’amour pour un prêtre (p. 43, par exemple), ou la vie avec un sans domicile fixe (p. 45-49, entre autres). La perte de ses filles pour Alda Merini, enceinte 4 fois, à qui on les soustrait toujours (p.122-123). Le rapport avec ses parents, avec un père qui l’intimide (p.111) et une mère dont elle ne croit pas être la fille (p. 112). Ou sa poupée, dont elle tranche la tête un jour, étant enfant (p. 113).
Ou instants de démence qui imposent son placement régulier dans des hôpitaux psychiatriques, où l’enfer voisine la tendresse, et la claustration l’amitié, par l’esprit même de la folie. La partie « La Séquestration » montre l’hôpital comme « cheville d’un système bureaucratique pour faire chanter une personne, y compris sur sa santé » (p. 90). Elle montre ce lieu singulier qui enferme et, tout à la fois, révèle, élève. Cette « croix injuste », comme elle nomme son « internement psychiatrique » (p. 83), et, dans le même temps, son attachement à l’hôpital comme à la vie, comme à une mère (p. 86). Elle dit « le prétexte » qu’on trouve pour « faire interner une personne, et en empocher tous les biens » (p. 90), la violence des électrochocs, qui « arrachent les souvenirs » (p. 91). Et, aussi, pourtant, l’amitié, la tendresse et l’attendrissement pour ces fous que personne ne croit, mais qui ne sont fous que pour les autres, qui ne sont fous qu’à cause des autres. Et dont les autres sont les fous.
La folie, justement ici, qui est au cœur même du livre. Merini, comme Nerval, Artaud, ou le Tasse, est une folle qui sait qu’elle est folle, et ce qu’elle ressent, ce que cela fait, ce qu’elle entend :
« Néanmoins il me semble être fort certain que j’ai été malade ; et les opérations de l’ensorcellement sont très puissantes, attendu que quand je prends un livre pour étudier, ou la plume, j’entends me sonner aux oreilles des voix dans lesquelles je distingue presque les noms de Paulo, de Giacomo, de Girolamo, de Francesco, de Fulvio, et d’autres, qui peut-être sont malins et jaloux de ma tranquillité »,
écrit le Tasse, à Maurizio Cataneo, de Sainte-Anne de Ferrare, le 15 octobre 1581 (1). Ainsi Merini fait de même, en réfléchissant sur ce qui se passe, quand elle est folle, quand elle ressent les prémisses d’un égarement. La peau que le corps emprisonne (p. 28). La langue qui s’embrouille, et qui bute, et qui hurle en images intenses, en flashs visuels, en dérèglement, en dérives, au point qu’on ne peut se faire comprendre, qu’on en devient désespéré. La nécessité de « dresser des ronces imprenables – dit-elle – contre un ennemi (inquiétant), qui peut-être n’existe pas » (p. 97). Et la souffrance, lorsque souffrir, pour le malade, devient un art (p. 64). La mort, enfin, tant souhaitée, tant désirée, qu’on la découvre sœur du vivre (p. 83), qu’elle en devient presque un amour, tant on pense avoir trop duré, ne pas parvenir à s’éteindre (id).
Souffrir toujours.
Mais la folie n’est pas que cela. Dans toute l’œuvre de Merini, et particulièrement dans ce livre, elle est ce qui a partie liée à la création poétique, à l’écriture. La littérature est, pour elle, une façon de se sentir fou (p 102), une manière de dériver hors des bornes de la pensée, de s’échapper et de s’élever. Et l’écriture « une sorte d’état somnambulique » (p. 46) où se déploie, et s’étire, et se ramifie, s’ouvre le ciel de la pensée (p. 48). Le poète est, d’abord, un fou, « un centre de vie » – écrit-elle (p. 37) –, d’énergie, ou de combustion, où les orages solaires explosent. « Solaire comme les cloches », dit-elle (p. 40), même si l’on « remue les ténèbres » (id.). Mais le fou, très logiquement, est, pour elle, d’abord, un poète. Les poètes, les vrais poètes, sont, selon elle, derrière des grilles, des judas, ou dans des cellules, dans les hôpitaux psychiatriques (p. 92). Car, comme l’écriture poétique, la folie offre à qui l’éprouve un rapport magique au réel, ou le surgissement soudain de certains pouvoirs ignorés, et qui éclatent. Le poète, de ses yeux de fou, fixe le destin ou la mort. Il regarde et il met en pièces. Il interroge et il décale. Il décentre. Il remet en cause. Ainsi le fou.
C’est aussi pourquoi Merini estime la folie un métier qui permet de nous élever à de hauts niveaux de poésie (p. 97). La folie et la poésie sont même chose, ont même miroir, et même eau où se contempler. Dès lors, être fou ce n’est pas être de l’autre côté, ailleurs, autre part, à côté du monde réel et de la norme. C’est, plutôt, être pleinement, avoir pleine conscience de ce qui est, de ce qu’on fait, de son existence. C’est être, quand les autres végètent. C’est exister, quand les gens dorment. Et dormir, les yeux ouverts. Etre fou, c’est participer d’un « grand paradis », comme elle dit (p. 39).
Et aller, comme la poésie, rencontrer son éternité.
Jusqu’à l’atteindre.
Christian Travaux
Alda Merini, La folle de la porte à côté, suivi d’une conversation avec Alda Merini, traduit de l’italien par Monique Baccelli, préface de Gérard Pfister, coll. « Les Vies imaginaires », édition Arfuyen, 2020, 216 p, 17€
Torquato Tasso : Lettere d’umore malinconico. ECIG, 1992.
Extraits
Sur le poète (p. 96) :
Chaque enfant a un terreau stable pour sa vie, mais le lieu où naît un poète, personne ne le sait. Dans quelle vallée de l’Eden il grandit, personne ne le sait. Le poète est un ange et il a des rotations angéliques, jamais il ne consulte les astres car le poète est un centre de vie, il connaît tous les astres du monde et toutes les lunes lui sont maléfiques.
Le poète n’est pas un jeteur de sorts, c’est une fée qui veut que son Pinocchio devienne chair. Mais en attendant c’est la fée qui meurt, qui trouve une tombe dans un mauvais cimetière, qui respire l’air de la terre et devient citron. Alors que lui, le pantin, il n’en finit pas de jouer, il s’enflamme et n’est plus que du bois à brûler.
Sur le médecin pratiquant l’électrochoc (p. 77) :
Le piège a un regard enfin tranquille, il te promet une éternité joyeuse dans cet hôpital psychiatrique. Il cache une vipère, une terrible médecine. Mais, à l’intérieur de son enfer, tu peux te promener en toute liberté. Dans cet enfer, tu peux regarder tranquillement, personne ne t’atteindra plus, et désormais il y a un vêtement qui est le même pour tous : une robe de chambre bleue, sans rapiéçages ni reprises.
Je regarde en coin tes yeux qui font le pendant avec ses yeux merveilleux. L’enchantement, c’est surtout que tu sois indemne de sa miséricorde.
Il en a enfin fini avec son regard, avec son langage obscène. Il a enlevé l’amour de ton giron, de ton sein, de ton esprit et même de tes mains.
Son geste criminel a été si sec et si subtil : bien que la magicienne Circé t’ait aimé un jour, elle n’a pas permis que tu partes maintenant pour Ithaque. C’est incroyable de sortir du sommeil avec cette pierre sur le pubis, je me souviens très précisément combien a pesé sur ma mémoire l’épisode de ma première défloraison secrète.
Sur l’hôpital psychiatrique et le poète (p. 80-81) :
La Terra Santa n’est pas l’hôpital psychiatrique, mais le chaud fumier que chaque malade dépose en soi et hors de soi, ce qui est au simple niveau anatomique une erreur. Car aucun homme n’a en soi suffisamment de terre pour pouvoir se préparer un chemin vers la mort et aucun homme n’a survécu à son propre territoire.
Peu d’hommes ont foulé les aubes des hôpitaux psychiatriques.
Je me rappelle ces larges baies vitrées qui auraient enchanté un grand peintre et par lesquelles entrait, chaleureuse, chaque mesure d’août. L’été, dans les hôpitaux psychiatriques, n’avait pas d’excès de température, il n’avait pas de chaleur pour la bonne raison que notre esprit ne s’enflammait jamais. Si la passion est intolérable, nous connaissons, nous, la mesure du silence. Nous savons quand il est l’heure de ne plus parler. Peu de gens croient à nos paroles, presque personne. Peu de gens savent que nous avons un secret si négligeable et si vaste qu’en grec cela pourrait s’appeler « l’âme ».
De toute façon, le grec, le latin, les mains qui dansent sur le clavier, les beaux dessins, les paysages, tout cela n’avait à l’hôpital psychiatrique aucune raison d’être. La culture tombait chaque jour sur nos pieds comme si elle était passée sous une guillotine. Beaucoup de gens parlent d’inspiration de l’âme et personne ne parle de culture. Quand je parle du corps, c’est à la culture que je pense, parce que la culture est un corps. Si la nourriture modèle l’âme, la culture modèle les traits du corps, elle rend viscérale, ou non, notre façon de sentir. Jamais un poète n’a été un ignorant : s’il n’avait pas les moyens de se former une culture, il les a volés par la parole, par l’écoute et aussi par l’amour. Le poète a aimé ceux qui lui ont offert la culture, il les a aimés comme ceux qui ont préparé la terre, bêché à sa place et créé de tendres parterres. Le poète ne s’aperçoit peut-être pas, quand il va par les rues, qu’il marche accompagné d’une cohorte de vieilles ombres amies. Mais il sait que, lorsqu’on ne parle pas de lui, on ne parle pas non plus de ces ombres, devenues gigantesques, qui ont été et qui sont sa vraie langue. Le poète n’est pas un ambitieux, mais un obscur adorateur de ses morts. Il n’est pas non plus un homme triste, car il sait que la mort est par nature sérénité. Si l’hôpital psychiatrique c’est la mort, eh bien j’aime, moi, les hôpitaux psychiatriques.