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(Note de lecture), Jean Frémon, Le miroir magique, par Jacques Laurans

Par Florence Trocmé


Jean Frémon  le miroir magiqueEn principe, selon leur sujet, et leur tournure, certains ouvrages se refusent à l'application d'un genre, ou d'une catégorie en particulier. Ainsi, ces livres singuliers nous échappent en partie dans la mesure où ils n'entrent pas dans le cadre d'une forme stricte, reconnue, fermement établie.
Ici, dès l’introduction, cet essai « narratif », difficile à cerner même en quelques mots, s'invente à sa façon, très librement, dans le cours de son écriture et l'ordre de sa composition. Cet ordre s'est peut-être imposé de lui-même, en dehors de tout programme, comme de toute attente. Toutefois, me semble-t-il, et dans une large mesure, chaque « historiette » conçoit sa forme, sa recherche et sa part de création autour d'un point essentiel : le regard du peintre face à son sujet et réciproquement : « C'est seulement devant leur propre image que beaucoup d'hommes, même parmi ceux qui aiment la peinture, prennent conscience de l'opération magique qui les dépossède au bénéfice du peintre » (André Malraux, cité par Jean Frémon).
« Fables, souvenirs, choses vues, transposées ou inventées, les historiettes rassemblées ont pour thème commun le portrait, les portraitistes, et les portraiturés », lit-on au dos de l'ouvrage.
Cette approche du « portrait » en peinture, mais parfois aussi dans le domaine de la sculpture et en littérature, se présente comme une forme de récit étoilé, encadré par un choix, une situation, ou bien une circonstance historique précise qui sera largement décrite. Sans doute, est-ce en partie pour cette raison – à propos de cette conception interne, inhérente à l'émergence d'une forme d' écriture - que Le Miroir magique ne peut représenter d'aucune façon une éventuelle « Histoire du portrait », mais bien plutôt une « suite » légèrement fragmentée, dont l'ouverture permanente autorise cette qualité de « mélange » capable d'accueillir tous les modes d'apparition propres au double thème du portrait et de l'autoportrait : « Presque tous les autoportraits sont peints à l'aide d'un miroir. Ainsi, ce que peint le peintre d'autoportrait, ce n'est pas un visage réel, baignant dans la lumière réelle de l'atelier (...) « … ; ce qu'il peint c'est un reflet, c'est déjà une image, plate, cadrée et inversée, celle que renvoie le miroir. 

Toutefois, avant toute chose, avant même le premier geste du peintre, ou quelque moindre signe, c'est la toile elle-même, son dispositif, son arrangement, qui est proprement magique : « Le miroir qui est magique, c'est la toile », nous rappelle Jean Frémon. « La magie est dans l'image plus que dans le réel. Le mot magie lui-même est dans le mot image, Edmond Jabès n'a pas manqué de le relever. Par le détour dans le cerveau, le système nerveux, l'expérience, la vie entière d'un peintre, l'apparence d'une image plate vue dans le miroir se transforme en une image peinte sur la toile. »

Cette variété de figures, de tableaux et de scènes décrites, Le Miroir magique en témoigne presque d'un bout à l'autre, sous les angles les plus divers, et quelquefois les plus inattendus. Ainsi, dans une situation imprévisible, totalement accidentelle, cela peut aller jusqu'à l'absence du sujet initial, et donc sa substitution par un objet, ou une chose à portée de la main (Portrait d'une banane de David Hockney).   
Écrivain, critique d'art, galeriste de grand renom, essayiste et poète, Jean Frémon nous enchante non seulement par la profonde résonance de son savoir, la grande sûreté de son goût, mais tout autant à travers son expérience du lien et de la relation avec un grand nombre d'artistes majeurs, et  la création artistique de son temps. D'ailleurs, il suffit de s'en tenir à l'annonce de certaines de ses « historiettes » pour imaginer le vaste horizon qui s'ouvre au lecteur par-delà le temps, l'histoire, et les multiples variations du « portrait et de l'autoportrait » : Une annonciation laïque, Un regard d'outre-tombe, La Folie Quentin, Ce qui n'a pas de visage, Monsieur Bertin, La Beauté grammaticale, Plus beaux qu'ils croient, Une leçon de portrait, etc... Par exemple, à propos de cette « leçon », on peut lire ceci : « Pour faire un bon portrait, recommande Roger de Piles, il faut s'attacher à l'air, au coloris, à l'attitude et aux ajustements. »
  
On ne saurait saisir, ni résumer l'ampleur de cet ensemble qui a pris son cours au cœur d'une vie toute dévouée à l'art, aux artistes et à la littérature. Ici, en permanence, des voix se mêlent et se répondent par-delà les siècles ; passé et présent de la peinture tissent un dialogue serré, continu, à travers le temps, le jeu et les méandres de l'histoire. Enfin, l'écriture de ces pages, leur justesse comme leurs fines modulations ;les nuances de l'analyse et de ses rebonds ; la constance de certains liens, très sensibles et de longue date ; tout ici me renvoie  à un certain recueil de textes sur l'art de Marcel Arland ; plus précisément cet ensemble d'articles et d'essais, consacré à une autre famille de peintres - anciens  et modernes - dont l'auteur se sentait souvent proche, et parfois l'ami. Ce livre s'intitule:« Dans l'amitié de la peinture ».

Jacques Laurans
Jean Frémon, Le Miroir magique, éditions P.O.L, 2020, 336 p., 21€
Sur le site de l’éditeur : possibilité de feuilleter quelques pages, introduction au livre, bio-bibliographie de Jean Frémon.
Extrait
Le Miroir magique est le titre que Goya donna à une suite de dessins qui est aujourd'hui au Prado. On y voit des personnages en pied prenant une pose avantageuse devant une psyché. Dans le miroir, on distingue un animal, vêtu du même habit et prenant la même pose. Est-ce leur vrai visage qui se reflète ainsi ? Un double enfoui que la magie du miroir réveille ? La vérité, aussi peu flatteuse qu'elle soit ?   (pp. 39, 40)

Figurer ne va pas sans défigurer. (…) Sous les traits de l'imitation parfaite, la figure se meurt.
(…) c'est seulement par la défiguration, la distance prise avec l'imitation pure de l'apparence, par la liberté de touche, la déconstruction des plans, l'audace des solutions plastiques, que l’infigurable fait son entrée dans la peinture. Et c'est ainsi seulement que la figure peinte accède à la vie, soudain elle aussi semble respirer, se mouvoir. (p.14)
Les portraits du Fayoum ont bien des points communs : le modèle est de face c'est une nouveauté, la peinture en Égypte se limitait jusqu'alors à des représentations de profil de figures emblématiques sans souci de ressemblance.
Le portrait est grandeur nature ou légèrement plus petit que nature, le visage est soutenu par les épaules et le buste. C'est aussi une nouveauté. De grands yeux aux pupilles rondes et dilatées qui nous fixent. Quatre couleurs principales : l'ocre jaune, une argile contenant de l'oxyde de fer ; l'ocre rouge ou terre de Sinope, qu'on faisait venir de cette ville du Pont-Euxin ; le noir de vigne, ainsi nommé parce qu'on le tirait de sarments brûlés ; et le blanc de plomb ou céruse. Ces pigments étaient mélangés à de la cire d'abeille pour donner l'encaustique ou bien dissous dans de l'eau et liés au jaune d’œuf ou à la colle de peau.  (p.57)

Dubuffet ne faisait poser ses modèles. Le vérisme n'était pas dans ses intentions.
Les avoir vus, quelques fois ou souventes fois lui suffisait, son œil de prédateur savait ce qu'il voulait, nul besoin de requérir le consentement du portraituré. Foin de la ressemblance servile. Faire surgir un aspect inattendu, qui donnerait vie au tableau, cela seul lui importait. L'œil en coin d'Henri Michaux (il ne l'a pas inventé, il l'a vu, nous pouvons en être sûrs, car Gisèle Freund elle aussi l'a vu et photographié) ; la face lunaire imperturbablement joviale de Francis Ponge ; le petit nez froncé et l'allure maniérée de René Bertelé. (p. 136, 137)


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