(Note de lecture), Aurélie Foglia, Comment dépeindre, par Yves Boudier

Par Florence Trocmé

Être témoin de la création d'un néologisme pertinent est chose rare. Ainsi, Aurélie Foglia forge-t-elle le mot articide pour qualifier la violence destructive dont elle fut victime, " qui m'a mutilée de peindre / m'a coupée de mes mains / rendues muettes " (p. 155). Dans la page de remerciements qu'elle adresse à ceux qui lui sont venus en aide après la destruction totale de son œuvre de peintre par son ancien conjoint, elle précise d'emblée que ce livre, " commencé comme un accompagnement euphorique de la peinture par la poésie et réciproquement, est devenu [...] un livre de deuil. "
Composé de quatre parties, quatre " saisons ", la dernière d'entre elles épelle la douleur, la désarticulation, l'impossibilité de tenir une parole sur le " charnier ", la " marée de mort " des œuvres broyées, décadrées, brûlées. Elle pose sans marque interrogative la question qui répète, obsessionnelle, le segment vécu puis détruit qui lia et délia poésie et peinture : " comment dépeindre / ce qui n'a plus d'existence " (p. 114), " que faire des corps qu'on a / aimés bien obligé de les jeter // quand ils ne sont plus regardables " (p. 121). Perversion achevée d'une violence retournée, comme pour s'en exempter, contre la victime elle-même qui est rendue responsable, insultée comme actrice du malheur qui l'a frappé : " [...] pourquoi as-tu détruit toutes / tes toiles [...] ". C'est bien connu, l'agresseur renverse l'effet et la cause pour faire de l'agressée la source même de l'acte violent. L'écriture alors se resserre, comme les bras autour d'un corps noué, prostré sur une douleur qui appelle, qui crie en silence et cherche une voie vers l'autre avec pudeur et refus d'être plainte. Tenter de dire en poème cette presque mort ne s'échange pas, ne se partage pas. Être témoin s'avère le seul voisinage possible.
C'est là la force de ce long poème en quatre temps qui à la fois énonce, c'est-à-dire figure, donne l'image fracassante du coup porté et dénonce, vers après vers haletants et brefs, la discrète puissance, la force qui permet de remonter pas à pas les marches du malheur, accompagné du cortège des " animaux fétiches / chats dragons griffons phénix / éternel bestiaire éphémère / j'ai besoin de vos dons / pour renaître " (p. 175).
" Comment dépeindre " n'est pas une interrogation. Syntaxiquement le " comment " exprime ici les conditions dans lesquelles un procès peut avoir lieu, certes. Or, il convient de prolonger cette approche lexicographique en attirant l'attention du lecteur sur la notion de " procès ", qui prend ici un autre sens, sans anticiper sur ce que le livre n'aborde pas, le sans suites juridiques de cette sombre histoire. Mais, revenons aux trois premières saisons du livre, qui déploient chacune les plis et contre plis d'un éventail qui s'est brutalement refermé sur lui-même, " arbre ébranché / par un coup / de tonnerre deve / nue femme-tronc " (p. 177, Saison IV).
Peindre avec la langue. " je ne suis pas / peintre à l'origine // viens de la bouche // cave d'où sort / le corps // qui sait // peut-être suis-je / née dans ma main " (p. 61, Saison III). Et quelques pages plus loin apparaît le chiffre, le monogramme en quelque sorte, de cette plongée dans les arcanes obscurs qui dessinent les rives séparées mais canalisant un même flux, celui qui instruit la double pulsion : " décrire peindre écrire dépeindre désécrire " (p. 74).
" écrire m'a appris à peindre " (p. 75). Paradoxe pourtant de la peinture qui ne parle pas et du poème qui désire lui donner la parole : " les couleurs condensent / du silence continue // avec quelle angoisse de joie /je m'enfonce loin de moi / dans le sans mots " (p. 41, Saison II).
Que fait le poème quand il décrit le peint, quand il se nourrit lui-même de l'image qui pourtant lui fait défaut pour le saisir dans l'après-coup de l'écriture ? De quoi, de qui parle-t-il sinon de celle qui jouit sans le savoir de l'aveuglement qui préside à tout geste artistique interrogeant le statut du sujet, autotélisme ou individuité, pour reprendre le concept du poète Stéphane Sangral (1)? " je est un geste / qui me déloge " (p. 54, Saison II), écrit quant à elle Aurélie Foglia, qui affiche une volonté de désordre, au sens d'une déconstruction, un désir d'entropie dans sa tentative de nommer la double captation du réel par l'outil d'écriture ou de peinture. Une manière de défaire, de décadrer, de prendre l'écriture comme le pinceau, la spatule, le couteau du peintre, et par mimétisme (?) de soumettre la prosodie à un principe de fragmentation, celui de la mesure, et ainsi de refuser " d'aborder ", de toucher la marge, le bord. D'atteindre au vide qui justifie l'espace de la toile tenue sous nos yeux par une main invisible cachée dans le mur qui nous l'impose. Où se trouve celle qui tient le calame, qui frappe les caractères du clavier ? " j'ai perdu mes mains / ma maison de chair / en moi se tait " (p. 140).
J'ai choisi de présenter ce livre dans une lecture inversée. Quatre, trois, deux, une, de l'hiver au printemps pour suivre la métaphore des saisons. Partir de la dernière saison pour en remonter le cours. C'est ainsi que j'ai construit un mouvement rétroactif qui m'a donné à comprendre au plus vif les trois premières parties, soumises à leur corps défendant à la dure loi qui fait que le discours sur la peinture n'atteint jamais pleinement son but, sinon par défaut, et en l'occurrence un défaut qui prend du sens, celui de cuirasse. N'est-il pas l'interstice qui permet de toucher un corps, de porter atteinte à la vulnérabilité qui fait face à la mort, à l'imparable disparition des œuvres, quel que soit le mode de violence qui y conduit.
Il n'est plus d'autre désir alors que de conjurer l'effacement, comme le font, en en déclinant les stations, ces poèmes d'Aurélie Foglia. Conjurer l'articide, " devenir l'espace / d'une toile personne / qui creuse la peinture / à mains nues " (p. 9, poème liminaire). Dont acte, ...et les mains lui sont repoussées (2).
Yves Boudier
Aurélie Foglia, Comment dépeindre, éditions Corti, 2020, 208 p., 19€
1. Là où la nuit / tombe, préface de Salah Stétié, éditions Galilée, 2018.
2. Cf. La jeune fille sans mains, Jacob et Wilhelm Grimm, Contes pour les enfants et la maison, première édition intégrale des 201 contes par Natacha Rimasson-Fertin, éditions Corti, 2009.
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