(Anthologie permanente) Ivar Ch'Vavar, Hölderlin au mirador

Par Florence Trocmé


Les éditions le corridor bleu publient une nouvelle édition d’un opus majeur d’Ivar Ch'Vavar, Hölderlin au mirador.
CHANT 11
     C'est sous
ton front que sont tes yeux, ils regardent sous les sourcils,
profondément enfoncés, ils voient, ils lancent des sortes d'éclairs,
     [même,
ils voient dans ton carreau de vitre le plus noir ton
reflet le plus sombre, tu regardes ton reflet profondément dans la
vitre, tu avances vers toi-même avec la curiosité d'un squale.
— Tu crois à un mort, peut-être, à la chair non pas
cariée — ni avariée ni pourrite, alors disons : avancée (et toi aussi
tu avances), carne largement plus très fraîche (c'est encore loin
de putréfié)tu avances avec la curiosité d'un squale, et
la lumière est abdominale couleur ténia entre toi et la glace
de la fenêtre où tu te vois. Tu avances déjà dans
ton reflet, et vas dans l'écho du battement de ton
sang mais non, c'est trop sourd, c'est trop en-dedans,
c'est trop sous l’eau, c'est trop sous ton
sang pour qu'on /puisse parler d'écho, peste soit donc.
J'en ai assez de cette lumière jaunie de mon moi
et respirer dehors mon propre dedans — en ai assez de cette
lumière de ténia de mon moi. L'oreille mordillée de bulles
précises et puis tout de suite écrasée, aplatie de gros coups.
Je n'ai pas demandé à me voir ni à m'
entendre, pas demandé à être ma propre proie, encor moins ma
propre menace, je ne veux pas me voir, m'entendre ni
en long ni en large, mais quand on voit un mort,
on veut savoir de quand il date, l'odeur d'une
charogne est perçue dans un bois il faut qu'on la
trouve et qu'on la voie, c'est juste cette curiosité-là ;
on ne voulait pas se voir mais on va se regarder
dans une vieille vitre sale on se voit jauni et glabre,
grand front et petit menton, lueur véreuse, les yeux tout cachés,
mais qui nous pointent ! qui nous regardent juste où il ne
faudrait pas, qui trou(v)ent en nous l'obscurité même : la peut
Ivar Ch'Vavar, Hölderlin au mirador, poème en vers arithmonymes de onze, préface d’Yves di Manno, troisième édition, Le Corridor bleu, 2020, 120 p., 14€.
Sur le site de l’éditeur :
En 1995 Ivar Ch'Vavar trouve (comme sur son chemin) un titre, Hölderlin au mirador. Ce titre n'a pas de signification (et n'en a pas encore trouvée, après vingt-cinq ans) mais Ivar Ch'Vavar le prend comme un signal, celui qui lance la grande entreprise dont il rêve : écrire un poème au long cours sans rien en savoir d'avance, courant sa chance en prenant tous les risques, y compris celui de l'échec.
Toutes règles seront abolies, sans parler des « convenances ». Mais deux options sont prises :
•   que le poème soit marqué d'un esprit collectif ;
•   qu'il soit fortement oral et musical : qu'il puisse être porté par la voix.
Cependant, il faut qu'il fasse entendre un son vraiment nouveau, et pour cela Ivar Ch'Vavar va l'écrire dans un mètre radicalement arythmique, qui oblige à remettre la musique en jeu à chaque pas ; non seulement pour l'auteur, mais le lecteur aura à son tour à « interpréter » le texte un peu comme une partition, et qui dit « interprétation » dit qu'il aura, ce lecteur, des choix à faire, une difficile liberté à assumer.
Ce mètre, c'est le vers arithmonyme, déterminé par le nombre des mots (tous les vers de Hölderlin au mirador ont onze mots).
Que cette troisième édition, présentée avec chaleur par Yves di Manno, soit l'occasion pour le poème de trouver avec de nouveaux lecteurs, de nouveaux proférateurs.