Les éditions Faï Fioc ont fait paraître, au printemps de cette année 2020 si désordonnée, le recueil de Pierre Dhainaut intitulé « Une porte après l’autre après l’autre ». Le titre se réfère au séjour à l’hôpital de l’auteur, pour une intervention au cœur : « le cœur bat, le cœur / bat, le cœur », 14. D’autres images disent à leur tour les murs, les nuits, le mal, la prise de sang, le cathéter, les couloirs, le lit. Une expérience de « Trois semaines / d’ici-bas », 17.
Le passage par une chambre vide d’effets personnels impose au patient un dénuement, mais celui-ci précède-t-il nécessairement la nudité ? Ce qu’éprouve Pierre Dhainaut ne le mène-t-il pas plutôt vers une forme d’humilité, laquelle confère à la disponibilité, à l’écoute une autre teneur ? Sur ce chemin-là, une simple orange peut étancher la soif, toutes les soifs. Une seule feuille de papier posée sur la table dit bien tout « le temps qu’il faut », quitte même à « ne pas écrire », 40.
Ce dénuement ne conduit pas à l’abandon, à la solitude, il laisse la possibilité d’une rencontre :
« À l’extrémité / de nos forces, / sans doute, / à la rencontre / encore », 18. Et de même la possibilité d’échanges en complicité : « Premiers / échanges, / chaque matin / ressuscite / le goût de l’énigme », 39.
Le dénuement est une épreuve pour le corps, la situation vécue est difficile à supporter : « Douleur au creux / de la douleur », 14. Elle est une réelle contrainte, on imagine qu’elle puisse devenir une relative torture infligée au « Corps tenu / par des sangles, lits de métal », 12. La maladie, l’hospitalisation sont également une épreuve pour l’esprit ou, plus simplement, ce qu’on appelle le moral du patient. Mais le dénuement n’est pas total en ce sens que, dans pareille situation, la personne souffrante alterne des phases de découragement avec des moments d’espoir. Pierre Dhainaut le sait mais il n’y cède pas. Sa situation personnelle ne conduit pas au désespoir, à une forme de révolte contre le sort, mais il ne s’agit pas pour lui de se gargariser de « phrases imprévoyantes », comme ce fameux « tenir bon » qu’on répèterait à l’envi, 35.
Cette alternance se ressent néanmoins dans le recueil. Le découragement dirait que « Rien à quoi / s’accrocher / dans la poitrine », alors que l’espoir, la confiance sont présents dans les vers qui précèdent, car le poète sait bien que la vie est agissante : « tellement plus / que des images / sous les paupières », 12. Ces poèmes forment la première partie, « À la merci du cœur ». La deuxième partie, « Verticales d’instant », sonne différemment. Il ne s’agit pas pour Pierre Dhainaut d’être injuste envers la vie même fragilisée, envers le temps devenu immobile, la nuit interminable. Au contraire, ces poèmes évoquent et rassemblent les signes de la joie, comme la pierre, le seuil, l’enfant, les chemins libres, le lilas, la houle, les épaules complices. Ils appellent « un seul / monde / à dire, / en croissance, / en gloire », 31.
Pierre Dhainaut ne s’attarde pas sur cette alternative, pour autant que les choix divergent ou s’opposent, car alors il ne peut y avoir de moyen terme, de compromis. Voici quatre exemples : « Ni début / ni terme », 13. « Ne rien / ajouter, / ne rien / effacer », 16. « Soif / et source / et soif / et source », 33. « Personne / au dehors, / au-dedans, / puis de nouveau / dehors », 15.
Pour sortir de ce qui semble une impasse, Pierre Dhainaut introduit une notion juste et désirable : « Mort, horizon, / être équitable », 14. En adoptant un regard équitable, les cloisons sont de verre, les carreaux n’arrêtent pas la « voix / égale à perte de vue », 39. Bien davantage : « Ce ne sont pas / des murs / qui nous arrêtent », 41. La « clef silencieuse » peut ouvrir, « elle est incapable / de refermer », 42. La juste disposition d’esprit, la part faite aux choses, tout concourt à la perception accrue et aboutie : « Pas de lettre / aujourd’hui, / mais sous les doigts / qui tâtonnent, un visage », 41.
L’équité permet sans doute, dans ce contexte difficile, éprouvant, de retrouver une qualité à la voix, un accord : « Et mettre en valeur/ la sonorité / commune », 14, deuxième partie du poème qui annonce ce parti pris équitable. D’autres notations reprennent le thème : « D’une voix égale », 39, « se confondre », 33, « d’accord aussi / pour dire : nous », 19. La même équité accompagne toutes les voix, qu’elles soient vives ou qu’elles manquent : « ceux qui se parlent, ceux qui se taisent, / le même incendie les accorde / sur cette berge ou l’autre », 59.
Les éléments alors s’invitent avec bonheur, notamment par le jeu des couleurs : « Jaune, / la pluie, / jaune, / l’embellie », 27. « Blanche, rouge / quelle est la fleur / qu’un oiseau / préfère / lorsqu’il chante ? », 42. Le bonheur est alors sans partage, sans retenue, sans échéance : « Plaisir égal de célébrer la terre, / en décembre, en avril », 64. Pierre Dhainaut retrouve l’acquiescement au monde : « Oui / au poème / couleur / de lilas / sans savoir / s’il est / blanc / ou mauve », 34. Ce monde-là est celui que nous désirons : « Par la fenêtre / un arbre, / l’autre monde / est bien là, / est-ce possible ? » 17.
Les poèmes de ce recueil sont courts, denses et les mots disposés à la verticale les uns des autres. Après un dernier poème, « Quatre éléments plus un », le recueil se termine par quelques notes, dont l’évocation des personnes avec lesquelles ces poèmes sont « entrés en échange », pour reprendre le titre d’un recueil plus ancien, et l’auteur dit aux unes et aux autres ce qu’il leur doit, la nudité des poèmes, le murmure, l’eau, les mots du lexique.
Il va sans dire qu’au terme de cette année où tant de malades ont souffert, pris en charge dans des hôpitaux débordés, ce recueil trouve une résonnance particulière, même si son propos ne concerne pas l’épidémie actuelle. Sa justesse, son humilité, son positionnement équitable le rendent déjà essentiel.
Philippe Fumery
Pierre Dhainaut, Une porte après l’autre après l’autre, suivi de Quatre éléments plus un, éditions Faï fioc 2020, 76 pages, 10€
Extraits choisis (pages 14-15).
Douleur au creux
de la douleur, on ferme
les yeux, les poings
et quoi
de plus ?
Beaucoup de neige
en la mémoire,
les paumes
désertes
le front brûlant.
Personne
au-dehors,
au-dedans,
puis de nouveau
dehors.
Non pas muette,
patiente,
l’attente
d’une parole
dans un visage.