Le Tchad s’enfonce dans la guerre civile dans un de ses contextes les plus douloureux. L’épisode de l’histoire de ce pays s’apparente l’arrivée des forces de Goukouni Weddei et Hissene Habré à Ndjamena en 1979. On est à un moment de bascule. La guerre va s’abattre sur la ville. Certaines populations se replient vers l’arrière pays. Parmi elles, deux lycéennes et un enseignant…
Le personnage narrateur est un enseignant. Un professeur de français au lycée qui est fasciné par les jambes d’une de ses anciennes élèves, Alice. Par le plus grand des hasards, dans la cohue, il voit ces deux basketteuses. Il tente de se rapprocher d’elles. Il va prendre la route avec ces jeunes femmes. Nimrod alterne à la fois entre la confusion qui administre ces événements et les errements de la pensée de cet enseignant qui flanche sur sa passion pour la jeune fille alors que sa femme et sa fille l’attendent quelque part à l’intérieur du pays. Alice suit son professeur. Ils vont vivre ensemble des moments intenses. Certaines scènes sont habitées par une sensualité qui est décrite avec une forme chirurgicale, une finesse troublante. L’enseignant initie son élève dans ses conditions apocalyptiques.
Alice prend au sérieux cette relation alors que le regard du narrateur se déconstruit sur la jeune femme. Une fois le fantasme saisi... Ce couple rencontre d’autres personnages, soit des membres de la famille de la jeune femme, soit des éléments plus ou moins isolés qu’on rencontre dans ces moments douloureux de l’histoire où chacun se terre ou guerroie : un hôtelier, un militaire…
Les éléments intéressants de ce roman de Nimrod sont incontestablement l’écriture et la psychologie du narrateur. L'écrivain tchadien nous livre les pensées de cet homme qui perd ses repères. L’écrivain a un regard très clinique qui s’étend très peu sur la posture d’Alice qui semble subir l'attitude egocentrique du narrateur. Dans une interview qui sera disponible prochainement en ligne Nimrod s’explique sur cette posture qui nous parle de la faillite des valeurs structurantes d’un individu dans certaines circonstances. Que c’est banal. Encore faut-il savoir mettre des mots justes dessus. Le lecteur peut se poser des questions légitimes : abus d’autorité, irresponsabilité… La vérité de ce personnage est donc embarrassante.
Il y a autre aspect du roman qui porte sur la guerre civile et le conflit avec la Libye. Je me souviens que lorsque j’étais môme cet affrontement, faisait les choux gras de la presse française. Nimrod commente une victoire tchadienne et des représailles libyennes qui ont frappé de jeunes soldats tchadiens de son âge, qui pour certains étaient au lycée avec lui. C’est une critique que j’aimerais faire sur la construction des romans de l’écrivain tchadien et que j’oppose à ces récits qui n’exigent pas une trame précise et rigoureuse. Que ce soit dans Balcon sur l’Algérois ou dans ce roman, il est parfois de saisir le fil conducteur du texte. L’officier qui raconte ces épisodes funestes de la guerre au nord du Tchad, apparaît tardivement dans le roman quand le sujet des errements du narrateur sont terminés. Je suis un inconditionnel des textes de récits de Nimrod, moins de ses romans. Mais, et c’est la force du poète qu’il est avant tout, son écriture ciselée, travaillée tient le lecteur jusqu'au bout.
Extrait :
« Les pieds montent et tanguent dans l’espace - qui s’en trouve poli -, atterrissent et, de nouveau, rebondissent. Rien de violent, rien que de la souplesse. L’eau, l’air et le vent sont leur royaume. La sécheresse du sol ne trouble pas la vision que je m’en fais : ces pieds sont vraiment miraculeux leur détente est un bonheur que tout fétichiste se doit d’adorer. Moi qui cours après le mirage, quelle impression de bien-être, quelle récompense ! D’infimes frémissements me transmettent le rythme de ces pieds, et c’est l’extase à chaque pas ! »p.11, édition Actes Sud, collection Babel
Nimrod, Les jambes d'AliceEditions Actes Sud, collection Babel, première parution en 2001D'autres avis sur Babelio