Du distributionnalisme en traduction (pour traduire San-Antonio…)

Publié le 04 décembre 2020 par Jean-Marie Le Ray

« ... la tâche du traducteur ne va pas du mot à la phrase, au texte, à l'ensemble culturel, mais à l'inverse : s'imprégnant par de vastes lectures de l'esprit d'une culture, le traducteur redescend du texte, à la phrase et au mot. Le dernier acte, si l'on peut dire, la dernière décision, concerne l'établissement d'un glossaire au niveau des mots ; le choix du glossaire est la dernière épreuve où se cristallise en quelque sorte infine ce qui devrait être une impossibilité de traduire. »

Paul Ricœur 


Je dédie ce billet à la très chère mémoire de Jean-Philippe Hermand, qui m'a fait découvrir les potentiels inexplorés du distributionnalisme...

*
Après avoir souvent évoqué, par le passé, les nuages sémantiques sur Adscriptor, laissez-moi aborder la notion de nuages distributionnels, en appliquant le distributionnalisme à la traduction.
Piqûre de rappel : pour obtenir un nuage sémantique, vous prenez un texte ou un corpus, vous en extrayez les termes plus significatifs (selon un critère de sélection arbitraire : uniquement les substantifs, uniquement les verbes, les deux, etc.) en fonction de leur densité dans le texte ou le corpus considéré.
C’est exactement la même notion que la densité des mots clés dans une page Web, où l’indice de densité est donné par le rapport : nombre d’occurrences du terme considéré au numérateur, sur nombre total de mots du texte ou du corpus considéré au dénominateur.
Or dans certains cas, une approche distributionnaliste peut s’avérer être un filon fertile pour le traducteur.
Je ne prétends certes pas expliquer ici ce qu’est le distributionnalisme, j’en serais bien incapable, mais juste vous fournir un éclairage sur la façon dont cette approche peur se révéler précieuse.
Pour parler en termes aisément compréhensibles, posons que dans les phrases suivantes :
le chat est noirle chien est noirle chat est blancle chien est blanc
"chat" et "chien" ont la même distribution entre eux, de même que "blanc" et "noir". Au sens où ils peuvent commuter.
Idem pour "chien" et "bureau" dans
le chien est noir
le bureau est noir 
ce qui n’est plus le cas dans
le chien aboiele chat aboiele bureau aboie

La distribution possible d’un terme est donc étroitement liée à son contexte, à son environnement.
Nous pouvons ainsi décomposer en unités signifiantes une base, un corpus, voire une langue… quelconques, en procédant de manière récursive pour « casser » les séquences : la récursivité consiste à appliquer une opération sur quelque chose, puis à réappliquer cette même opération aux résultats obtenus, et ainsi de suite…
Ensuite c’est la statistique qui fait le tri. Mais voyons un exemple concret sur la distribution du terme "media"…
Si vous prenez les trois expressions « Mass media », « Mass observation » et « Mass society », les termes media, observation et society sont trois équivalents distributionnels.
Bien sûr, si vous appliquez ensuite le calcul à observation ou society, leur distribution ne sera plus la même que celle de media. C’est évident.
De plus, pour un même terme, sa distribution possible change selon le ou les termes qui le précède(nt),
Mass mediaEducational mediaSocial media
le ou les termes qui le suive(nt),
Media playerMedia videoMedia converter 
les deux,
Global Media Relations
ou selon que vous introduisez des noms propres (ou des marques),
Virgin MediaWindows Media CenterEntertainment Media Research
etc.
C’est bien simple, à ce jour, Google indexe 16,5 milliards d’occurrences pour "media", toutes
langues confondues… !!! À noter qu’en 2010, Google ne trouvait « que » 1,15 milliard d’occurrences, lorsque j’ai crée mon nuage des équivalents distributionnels de « media », que voici :

*
Pour autant, la distribution d’un terme offre souvent des axes de traduction indispensables, car impensables avec le seul usage des équivalences littérales ou de la proximité sémantique (synonymie), qui n’offrent que des options limitées, d’autant plus lorsque le traducteur est confronté à la luxuriance d’une langue comme celle de San-Antonio, auquel cas il doit se résoudre à rechercher des alternatives « plus ou moins probables » à un terme donné.
Car plus vous descendez dans le ranking (c.-à-d. la fréquence des mots dans le corpus), plus vous obtenez des solutions décalées, « en rupture », ce qui représente un précieux foisonnement d’idées pour faire face à la pénurie de mots qui imposerait une traduction plate et monotone si on ne pouvait la contourner.
Les traductions du français à l’Italien que fit pendant plus de vingt ans Bruno Just Lazzari [BJL, l’un des traducteurs attitrés de Frédéric Dard (San-Antonio), mais aussi de Gérard de Villiers (S.A.S.), de Georges Simenon (Maigret), de Jean Bruce (OSS 117), etc., ou encore de James Hadley Chase, Paul Kenny, Chester Himes, Cornell Woolrich et bien d’autres] en sont un exemple parfait, que je vais tenter de développer ici.
J’ai exploité pour ce faire un mini-corpus créé à partir de 12 San-Antonio traduits par Bruno Just Lazzari, comprenant des passages d’autres traductions de BJL extraits ici et là que j’ai jugés significatifs (840K mots, soit 450K FR + 390K IT), et un corpus des enquêtes de San-Antonio auquel je travaille depuis longtemps (près de 10 millions de mots).
Exemple avec le mot : peur (italien : paura = français : peur)
En gros, d’après mes estimations, Frédéric Dard utilise (outre le terme « peur », prédominant avec 1210 occurrences) 17 autres « termes » pour exprimer l’idée de la peur (dont les douze premiers sont présents dans le mini-corpus) :
  1. traczir (50) / tracsir (11)
  2. pétoche (42)
  3. jetons (100) (uniquement au sens d’« avoir les jetons »)
  4. fraises (20) (uniquement au sens de « sucrer les fraises »)
  5. grelots (44)
  6. trouille (145)
  7. chocottes (43) / chocotes (14)
  8. frousse (82)
  9. copeaux (46)
  10. flubes (4) (uniquement au sens de « avoir les flubes »)
  11. traquette (4)
  12. foies 35/46 (uniquement au sens de « peur », sur 46 occurrences)

  13. mouillette(s) 9
  14. chiasse noire 3
  15. boules à zéro 1
  16. chaleurs 1
  17. taf 1 (uniquement au sens de « peur »)
Les cinq derniers, qui ne font pas partie de l’échantillon des romans traduits, sont regroupés dans une seule et même phrase, extraite de Tarte aux poils sur commande (pas de version italienne) :
[lui qui a fait périr atrocement tant et tant de gens], il a les flubes, les jetons, les copeaux, les foies, la chiasse noire, les grelots, le traczir, les boules à zéro, les chaleurs, le taf, la mouillette, les chocottes.
Un effroi glacé l’investit.
Voici donc le nuage correspondant :

Sur le graphique, la taille des mots est proportionnelle à leur fréquence dans le corpus.
Donc, là où le San-Antonio français utilise 12 équivalences de peur, le Sanantonio italien n’en a que 3 :

Soit quatre fois moins qu’en français, d’où l’obligation de compenser ce déficit traductionnel par une distribution judicieuse pour ne par donner au lecteur l’idée que l’auteur répète toujours les mêmes concepts (ce qui serait de plus à l’opposé du délire verbal de Frédéric Dard !).
À partir de là, on part sur les différents tableaux « distributionnels » correspondant respectivement à fifa, spavento et tremarella, puis l'on suit les distributions des différents termes, qui diffèrent donc du seul champ synonymique.
Pour vous donner un exemple concret, voici l’exemple de « cialtrone/i » (singulier et pluriel confondus), qui représente parfaitement ce qu’est une distribution, puisque l’on a 1 seul terme italien qui traduit 18 termes français : « schnock / ballot / glandulard / polichinelle / tordu / patate / mec / dégourdoche / peigne-cul / gnace / tante / tocasson / crêpe / truffe / zig / gougnafier / enfoiré / foie de veau ».
Or il est évident qu’aucun dictionnaire au monde ne vous donnera jamais ces dix-huit traductions FR du terme « cialtrone », quand bien même les dictionnaires vous en proposeront d'autres qui ne sont pas dans les 18 ci-dessus : canaille / charlatan / crapule / débraillé / feignasse / goujat / grossier personnage / malotru / mufle / plouc / sale type / scélérat / vaurien / voyou...
Donc, pour un seul terme, nous avons au minimum une trentaine de distributions possibles en français, et vice-versa du français à l'italien, bien sûr.
*
Ainsi, seul l’arbitraire éclairé du traducteur, souverain dans ses choix de mots et ses prises de décision, peut réussir à traduire un auteur comme Frédéric Dard [qui avouait pourtant : « Moi dont la prose éminemment française est intraduisible… » (Faut être logique, 1967, p. 68, citation rapportée par Thierry Gautier et Dominique Jeannerod dans leur excellent article : Sanantonissimo / San- Antonio « giallo », paru au printemps 2014 dans Le Monde de San-Antonio n° 68)] et contribuer ainsi à en faire un succès commercial dans le pays de destination.
Initialement, je ne me souviens plus comment j'en suis arrivé à contacter Dominique Jeannerod avec le papier qui précède (rédigé en novembre 2019), mais le fait est qu'il s'est immédiatement montré intéressé et m'a proposé de développer mon approche sous un angle plus « académique ». D'où une transformation de mon ébauche en un article plus poussé de près de 7500 mots, grâce aux retours permanents de M. Jeannerod pour améliorer mon texte.
Je le remercie donc de la confiance qu'il m'a accordée, et c'est aujourd'hui une grande fierté que d'accueillir la publication de San-Antonio International - Circulation et imaginaire d’une série policière française, sous la direction de Loïc Artiaga et Dominique Jeannerod, aux Presses universitaires de Limoges (2020).

Quant à me voir parmi les auteurs ayant contribué à cet ouvrage, avec un article désormais intitulé « San-Antonio en italien : les stratégies d'adaptation et le lexique de Bruno Just Lazzari », c'est un bonheur sans nom !


P.S. Il va sans dire que tout amateur passionné de San-Antonio se doit de posséder cet ouvrage dans sa bibliothèque !