Alors que l’on voit se multiplier depuis quelques années des lois pour lutter contre l’insécurité d’une part et l’islamisme de l’autre, les libéraux sont loin d’avoir une analyse partagée de ce qui se passe sous leurs yeux.
Il existe sans doute autant de libéralismes que de libéraux. Mais cela n’interdit pas de distinguer des grands groupes d’affinités ou de tempéraments. En l’occurrence, l’attitude des libéraux face à la question sécuritaire constitue certainement une pierre de touche intéressante pour distinguer certains caractères. D’autant que cette question sera probablement un des étendards de la présidentielle de 2022.
Inspirons-nous de La Fontaine, pour le plaisir du portrait, en allant chiner du côté de la métaphore animalière. Trois grands types de libéraux semblent se dessiner derrière les tribunes et débats qui animent notre vie démocratique : messire Ours, soucieux d’un certain mode de vie en communauté, issu du droit ; dame Aigle, qui plane au-dessus de la mêlée et anticipe de loin les mouvements à venir ; et maître Renard, bien sûr, débrouillard et sachant tirer profit de toute situation.
MESSIRE OURS ET SON CONFORT
La préoccupation première de messire Ours, c’est le droit. Il considère la société comme un tout relativement organique, aux articulations délicates régies par du droit. À cet égard, il est parmi les premiers à s’inquiéter, depuis quelques années, d’une tendance sécuritaire et répressive face à l’islamisme (loi sur le voile à l’école de 2004, loi sur le voile dans l’espace public de 2010, loi sur la sécurité intérieure de 2017, projet de loi sur la fin de l’instruction à domicile, etc.) et à la délinquance des quartiers dits populaires (proposition de loi sur la sécurité globale avec la question du visage des policiers, interdiction des mortiers d’artifice, etc.). Même les propositions de lois sur la haine en ligne, depuis l’affaire Mila et Paty, lui semblent relever d’une telle logique.
Ours, minoritaire chez les libéraux, fait le raisonnement suivant : nos sociétés ouvertes se sont montrées naïves face à d’autres modes d’organisation, venus de l’extérieur, qui minent actuellement nos fondements libéraux ou les détournent de leur fin. À contre-courant du mouvement dominant porté par ses collègues libéraux, il est devenu sceptique sur l’immigration non choisie.
Au fil des années, les lois sécuritaires se multipliant, il en est venu à juger que nous compensions les effets de bord, suscités par des difficultés d’assimilation aux valeurs libérales, par des lois de plus en plus restrictives de nos libertés. Selon lui, plus ces effets de bord se multiplient, plus, au lieu d’interroger la politique migratoire, nous multiplions les lois ad hoc pour y répondre et notre liberté va se rétrécissant.
Ours lit Jean-Éric Schoettl et est effaré : bientôt un contrôle des prêches religieux, pour caractériser les discours déviants sur l’égalité homme/femme ? Il ne veut pas de ce monde illibéral qui se profile.
Les mouvements de droite dure lui font de l’œil, car il pense également que les lois illibérales sont une conséquence de l’immigration non choisie, mais les solutions de cette droite, tout autant illibérales, lui font également horreur. Parti de Karl Popper et de Hayek, il se rapproche de plus en plus de Montesquieu et croit que décidément, les démocraties reposent sur la vertu de leurs citoyens, que le droit ne saurait commander.
SEIGNEUR AIGLE ET LA GRISERIE DE L’ALTITUDE
Dame Aigle plane et son œil voit loin. Elle s’éloigne souvent de son aire pour observer des contrées éloignées et mettre en perspective. Elle est fascinée par les nouvelles technologies dont elle pense qu’on ne calcule pas encore les répercussions spectaculaires qu’elles auront sur nos modes de vie.
La question sécuritaire ne l’inquiète pas outre mesure. De son aire, elle voit bien que le rapport de forces est totalement inégal. Une petite voix lui murmure que si la situation venait vraiment à dégénérer, le pouvoir aurait toujours à sa main des moyens disproportionnés pour rétablir l’État de droit.
Même si elle ne souhaite aucunement cette extrémité (et elle n’envisage pas cette possibilité comme sérieuse), cette évaluation rationnelle des forces en présence lui permet de ramener la controverse à sa juste proportion ; par exemple, le nombre de morts du terrorisme, très faible, lui vient souvent à l’esprit.
En somme, dame Aigle considère la question sécuritaire comme la queue de comète d’une société en métamorphose. La question de l’islamisme lui paraît secondaire : elle voit bien que le visage de l’islam dans 50 ans n’aura rien à voir avec celui que nous lui connaissons actuellement, que les débats du jour seront périmés demain.
Et surtout, la question religieuse deviendra probablement dérisoire par rapport aux bouleversements sociétaux qui arrivent, sous l’impact des nouvelles technologies. Elle est passionnée par Harari et n’a qu’une peur : ne voir les problèmes que par le petit bout de la lorgnette, sans apercevoir les grandes tendances de fond.
Aigle a un rêve : pouvoir jeter un coup d’œil 50 pages plus loin dans le livre d’histoire que nous sommes en train d’écrire. Elle est en effet persuadée que les débats et empoignades d’une époque ratent souvent l’histoire se faisant et ne feront même pas l’objet d’un encadré dans la marge. Elle lit assidument Pinker et sait que le monde va de mieux en mieux.
MAÎTRE RENARD ET LES OPPORTUNITÉS D’UN MONDE QUI CHANGE
Maître Renard est débrouillard. Il connaît ses affaires et a davantage la tête à l’économie. Il est convaincu que le nerf de toute guerre, c’est l’économie. La situation sécuritaire ne l’inquiète donc pas davantage : il envisage sereinement une véritable dissolution des revendications identitaires par l’économie et la responsabilisation de l’individu qui en découle. Cette solution n’a encore jamais été essayée. Il est persuadé de sa pertinence.
Par ailleurs, la communautarisation ne lui semble pas la fin du monde. Tout au plus, c’est une réinvention des modes de vie et une réorganisation des rapports sociaux avec quelques effets de bord relativement mineurs.
La fameuse sécession brandie successivement par les responsables politiques (la litanie des « apartheid », « côte à côte, face à face ») n’est pas l’apocalypse selon saint Jean. Il est convaincu que la pyramide de Maslow fonctionne : ce que veulent d’abord les individus, c’est un salaire et une reconnaissance sociale. Sauf fanatisme, les questions spirituelles ne viennent se greffer qu’en périphérie et dans la vie privée.
OURS, AIGLE ET RENARD À LA COUR DU LION
Bien entendu, messire Ours, dame Aigle et maître Renard sont des tempéraments, parfois mêlés de manière complexe, au gré des sujets. Ours chérit le droit et a la passion sociologique, Aigle scrute les ruptures technologiques et a l’âme d’un moraliste, quand Renard aime l’économie et voit le monde comme un entrepreneur.
Ils ont le même corpus théorique, mais en déduisent des conclusions différentes selon leurs idiosyncrasies et leurs humeurs. Dans le meilleur des mondes, on souhaiterait qu’Ours, Aigle et Renard soient capables de proposer à la cour du Lion une synthèse de leurs perspectives.